L'abbé Joël Pralong, directeur du Séminaire de Sion (Photo: Pierre PIstoletti)
Suisse

«On ne guérit pas d'un abus sexuel, mais on peut en faire un levier»

Un chemin de reconstruction pour les personnes abusées et maltraitées. C’est une telle voie qui s’esquisse au fil des pages du dernier ouvrage de l’abbé Joël Pralong, Les larmes de l’innocence, publié en décembre dernier. En recueillant le témoignage de sept personnes abusées, dont certaines par des prêtres, le directeur du séminaire de Sion livre un message d’espérance: si on ne guérit pas de ces blessures, elles peuvent parfois devenir un levier. Interview.

Pourquoi avoir écrit un tel livre?

Pour une part, ce livre est né d’une prise de conscience de l’ampleur du phénomène. Parmi les confidences que l’on me fait, je peux dire qu’une personne sur cinq a été victime d’un abus sexuel – et parfois par un prêtre.

En 2014, je me trouvais à Hanoï, sur les pas de Marcel Van, un jeune rédemptoriste lui-même victime de maltraitances de toutes sortes. A ce moment là, j’ai senti au plus profond de moi le besoin d’écrire quelque chose sur le sujet. J’ai demandé à Dieu un signe pour confirmer cette intuition. Il n’a pas tardé à agir: de retour en Suisse, je retrouvais un mail d’une connaissance qui me demandait d’écrire quelque chose de spirituel pour les enfants abusés.

Je me suis lancé, ne sachant pas à quoi ce projet allait aboutir. Très vite, j’ai rencontré des personnes qui ont accepté de me confier leur témoignage. Pour la première fois, elles mettaient des mots sur leur souffrance. Ce fut pour elles une expérience libératrice.

Libératrice?

La parole resitue la personne agressée en état de victime, contrairement à ce que l’abuseur peut induire de manière perverse. Raconter l’histoire c’est en même temps se convaincre que l’on est victime.

«En deçà de mes blessures, je suis un être aimé.»

Le témoignage brise également l’omerta qui entoure cette souffrance. Ce sont des personnes qui souffrent souvent d’un sentiment de rejet, de nullité, de mésestime de soi. Cette prise de conscience va provoquer une colère, une saine colère très importante puisqu’elle exprime l’injustice tout en étant le moyen de prendre un peu de distance avec l’événement.

Quelles sont les implications spirituelles d’une telle agression?

Elles détruisent l’image de Dieu. L’adulte, dont ces personnes ont été la victime, représente l’autorité, donc tout ce qui est plus grand.

Est-ce possible, dès lors, de changer cette conception? De passer d’un dieu dangereux à un Dieu qui aime?

Dans les témoignages que j’ai recueillis, il y a celui d’un prêtre. Enfant, il avait été abusé par un autre prêtre. Il vivait avec sa blessure comme un enfermement. Un jour, il rencontre une femme qui repère sa souffrance et lui demande, tout simplement: «pourquoi n’acceptes-tu pas d’être aimé?» A ce moment-là, pour la première fois, il éprouve ce qu’être aimé signifie. Il transposera ensuite cette expérience de cette femme, dont il est tombé amoureux l’espace d’un moment, à Dieu.

Dans le christianisme, on ne va pas à Dieu tout seul. La vie spirituelle passe toujours par des médiations. Ce sont les personnes que nous rencontrerons, dans la mesure où elles sont transparentes à la grâce, qui nous aident à discerner qui est vraiment Dieu.

Dans les différents témoignages de votre livre, Dieu joue un rôle important dans le cheminement des personnes abusées. Peut-on guérir de pareilles blessures sans lui?

Avec ou sans Dieu, on ne guérit pas de telles blessures. Mais on peut faire en sorte qu’elles ne soient pas mortifères, c’est cela l’enjeu. Est-ce qu’on peut s’en sortir sans Dieu? Je ne peux pas répondre à cette question (silence). Si Dieu est venu nous rejoindre dans nos blessures, il peut y avoir un plus. La rencontre réelle avec Dieu me fait prendre conscience qu’au plus profond de moi, en deçà de mes blessures, je suis un être aimé.

La spiritualité s’articule ainsi sur la psychologie puisqu’elle contribue elle aussi à reconstruire l’estime de soi. C’est un même chemin, mais la spiritualité se situe sur un autre plan, plus profond.

«Les chutes peuvent être incroyables.»

Des sept personnes dont vous avez recueilli le témoignage, une seule semble encore tourmentée. Les autres sont allées de l’avant. Est-ce représentatif? La majorité des personnes abusées emprunte-t-elle un chemin de croissance?

Certaines font de ces blessures un levier, mais le chemin n’est pas automatique. Il requiert une décision véhémente, à l’instar de Bartimée, dans l’évangile de Marc qui, malgré sa cécité, se lève et court vers Jésus pour lui demander de retrouver la vue.

Si l’on va vers l’Eglise uniquement pour des compensations financières, c’est important, mais ce n’est pas tout. Je peux aussi lui demander les moyens spirituels pour faire de mes handicaps des leviers. Chacun est libre de croire ou pas que l’Eglise offre ces outils de croissance spirituelle. Mais si on y croit, il faut s’y engager avec volonté.

Dans votre livre, vous vous interrogez: Comment se fait-il que des prêtres dérapent? Comment y répondez vous? Quels sont les mécanismes qui conduisent un prêtre à abuser d’un enfant?

Il s’agit certainement de mécanismes pervers ancrés dans l’inconscient bien avant l’ordination sacerdotale.

Il y a deux sortes de pédophiles: les névrotiques et les pervers. La perversité est liée à des troubles psychiatriques. Je cherche un plaisir sans jamais me sentir coupable et, là autour, se greffent la mégalomanie et la mythomanie. Ces gens ne regretteront jamais ce qu’ils ont fait. Ils ne pourront donc jamais s’en départir.

«Un prêtre doit être capable de prendre sa vie en main telle qu’elle est.»

Les névrotiques souffrent de ce qu’ils font. Ils sont souvent finalement satisfaits que l’on découvre leurs méfaits. Il y a chez eux quelques chose de très enraciné qui s’est développé pour différentes raisons.

Dans le passé, cette névroses pouvait être liée à un manque affectif et à une éducation qui visait à renier ses pulsions, voire même son humanité – et ce, d’autant que le prêtre se situait dans la sphère du sacré. A force de vouloir tellement «être saint», il arrivait qu’on refoule et méprise toutes pulsions sexuelles. Mais à un moment donné, à force d’être enfermées dans un placard, les passions se vengent. C’est parfois violent et les chutes peuvent être incroyables.

Vous êtes directeur du séminaire de Sion. Comment dès lors accompagner le développement d’une saine humanité chez les candidats au sacerdoce?

En premier lieu, en ayant le courage de mettre les mots justes sur chaque situation personnelle. Le séminariste doit s’interroger en vérité sur ce qu’il vit et ce qu’il ressent. Ce sont des questions fondamentales qu’il faut prendre très au sérieux.

L’enjeu, c’est la responsabilité. Un prêtre doit être capable de prendre sa vie en main telle qu’elle est, avec ses blessures et ses faiblesses. La misère n’est pas l’ennemi du sacerdoce, mais son allié. C’est là que le Christ nous rejoint. Il fait passer sa lumière dans nos failles.

Être conscient de ses faiblesses va faire du prêtre non pas un «possesseur de vérité», mais un être accueillant, solidaire dans la blessure. C’est une expérience qui perdure tout au long de la vie. Une expérience heureuse, finalement, parce que la force d’un prêtre, c’est justement sa fragilité. (cath-ch-apic/pp)


A lire: Joël Pralong, Les larmes de l’innocence, Editions des Béatitudes, 2015.

L'abbé Joël Pralong, directeur du Séminaire de Sion
3 janvier 2016 | 10:56
par Pierre Pistoletti
Temps de lecture: env. 5 min.
Joel Pralong (15), Livre (103)
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