Homélie du 14 juillet 2019 (Lc 10, 25-37)

pour la clôture de la semaine romande de liturgie

Mgr Luc Ravel, archevêque de Strasbourg – Abbaye de saint-Maurice

 

  1. La beauté universelle est notre porte d’entrée.

Partons de quelques réflexions d’une philosophe, Simone Weil. Dans « La pesanteur et la grâce » (Plon, 1988, p. 233 à 235), elle réfléchit sur la beauté. Elle peut nous aider à placer notre art liturgique au centre de la beauté.

Première réflexion : « La beauté séduit la chair pour obtenir la permission de passer à l’âme. » La beauté passe par les sentiments et les émotions mais va plus loin, jusqu’à toucher l’esprit. Que serait une liturgie purement rationnelle ? Inversement, que serait une liturgie purement émotionnelle ?

 Deuxième réflexion : « Le beau enferme, entre autres unités des contraires, celle de l’instantané et de l’éternel. » La musique par exemple, cet art du temps, use de ce qui passe. Mais si elle est belle, elle scelle en nous une énergie qui déborde son début et sa fin. Ainsi nos liturgies commencent et s’achèvent, mais elles nous transportent dans le flux de l’éternité.

 Troisième réflexion : « Le beau est ce qu’on peut contempler. Une statue, un tableau qu’on peut regarder pendant des heures. Le beau c’est quelque chose à quoi on peut faire attention. Musique grégorienne. Quand on chante les mêmes choses des heures chaque jour et tous les jours, ce qui est même un peu en dessous de la suprême excellence devient insupportable et s’élimine.» Voilà un critère très concret pour juger si une œuvre est belle : sa capacité à mobiliser notre attention, à la capter et à la captiver durablement. Weil concrétise cette idée : « Un tableau tel qu’on puisse le mettre dans la cellule d’un condamné à l’isolement perpétuel, sans que ce soit une atrocité, au contraire. » L’homme est fasciné par le beau mais lassé par le médiocre.

 Quatrième réflexion : « En tout ce qui suscite chez nous le sentiment pur et authentique du beau, il y a réellement présence de Dieu. Il y a comme une espèce d’incarnation de Dieu dans le monde, dont la beauté est la marque. » Dans ce sentiment que le beau éveille en l’homme, un chemin de sagesse s’ouvre pour détecter et nommer cette présence divine. A ce point, la foi investit la beauté.

 

  1. La foi qui est lumière du Christ éclaire ce chemin.

On entend parfois une certaine retenue voire une réticence à faire vibrer cette « chair », c’est à dire à toucher le cœur à travers les émotions. Mais cette crainte a été contredite par saint Augustin lorsqu’il comparait la pauvreté des liturgies catholiques à l’exubérance de celles des donatistes, des chrétiens schismatiques de son temps :  « Il y a plusieurs manières de mettre en œuvre cette pratique, qui est si puissante à émouvoir l’âme de piété et à réveiller le sentiment de l’amour divin, et beaucoup de membres de l’Eglise d’Afrique sont plutôt apathiques à ce sujet, si bien que les Donatistes nous reprochent de chanter à l’église les chants inspirés des prophètes avec sobriété, alors qu’eux-mêmes enflamment leurs bacchanales comme par le son de la trompette pour chanter des psaumes composés par le talent humain. Quand est-il donc inopportun pour des frères réunis en église de chanter ce qui est saint, du moins tant qu’il n’y a pas une lecture ou un discours ou une prière faite à haute voix de l’évêque ou une prière ordinaire par la voix d’un diacre ? » (Saint Augustin, Ep. 55, 34-35) Osons « séduire la chair pour passer »… jusqu’au Christ.

Le Concile Vatican II le rappelle : « le Christ est présent lorsque l’Eglise prie et chante, et nous sommes unis à l’Eglise du Ciel ». Dans la beauté de notre liturgie, nous reconnaissons une sorte d’incarnation du Christ, une Raison, un Logos qui en donne le sens profond. Elle est la célébration du mystère du salut, réalisé dans la mort et la résurrection du Christ. Elle réclame donc « une musique à la hauteur d’un tel mystère de foi, du moins comme un éclat de la gloire divine. » (Michel Steinmetz, La fonction ministérielle de la musique sacrée, Cerf, 2018, p.325).  La véritable musique liturgique libère et structure la foi de l’Eglise dans le salut et la vie éternelle.

 

  1. La place de l’Esprit Saint.

Cette musique ne peut être liturgique qu’inspirée par l’Esprit Saint. Appelons l’Esprit Saint avant, après, pendant nos actions liturgiques. Sans lui, notre chant liturgique est un concert. Avec lui, il sonne le rendez-vous entre l’homme et Dieu.

Cet Esprit nous habite et fait de nous son temple. En chacun, il opère pour le chant sacré. Origène le dit clairement : « Notre esprit ne peut pas prier à moins que l’Esprit ne le précède dans la prière, pour ainsi dire, de manière à en être entendu. Il ne peut pas non plus chanter des psaumes et hymnes au Père dans le Christ avec le rythme, la mélodie, le mètre et l’harmonie appropriés, à moins que l’Esprit, qui pénètre toutes choses, et même les profondeurs de Dieu, n’ait d’abord pénétré ses profondeurs à lui de louange et de chant et qu’il ne les ait comprises autant qu’il peut. » (De Oratione, II, 4)

Cet Esprit Saint relie aussi les choses et les personnes entre elles. Ainsi parle le livre de la sagesse : « L’Esprit du Seigneur en effet remplit l’univers et lui, qui tient unies toutes choses, a connaissance de chaque mot. » (Sag 1, 7) D’une façon mystérieuse, il relie les choses entre elles. Ainsi nos voix, nos cœurs et nos instruments sont unis par l’harmonie de « l’Esprit musicien ». Saint Ambroise écrivait : « C’est un grand bien quand toute l’assemblée du peuple s’unit en un seul chœur. Les cordes de la cithare rendent des sons différents, mais créent une harmonie. Les doigts d’un musicien s’égarent souvent parmi les cordes, bien qu’il y en ait peu ; mais parmi le peuple, l’Esprit musicien ne saurait s’égarer. » (Ambroise, Explanatio psalmi 1, 9).

Viens Esprit-Saint, habiter et harmoniser nos liturgies.


15e DIMANCHE DU TEMPS ORDINAIRE
Lectures bibliques : Deutéronome 30, 10-14; Psaume 68, 14, 17, 30-31, 33-34, 36ab-37;  Colossiens 1, 15-20; Luc 10, 25-37


 

Homélie du 7 juillet 2019 (Lc 10,1-12.17-29)

Abbé François-Xavier Amherdt – Communauté des Sœurs de St-Maurice, La Pelouse, Bex

Femmes et hommes égaux pour la mission

Dieu est une femme

Parmi les slogans qui ont fleuri le 14 juin dernier, lors de la tonitruante grève des femmes de notre pays, les manifestantes auraient pu ajouter celui-ci : « Dieu est femme, Dieu est mère, toutes et tous missionnaires ! »

L’Association biblique catholique de Suisse romande, l’ABC, qui vivait cette semaine sa session sur la colline de la Pelouse, ne pratique normalement pas la grève, même pour de légitimes revendications. Mais ses membres, animatrices et animateurs, dont la majorité sont des femmes, apprécient les flashes et images bibliques féminines fortes, comme celle issue de la vision du 3e Isaïe : « Vous serez choyés sur les genoux de Jérusalem. Comme une mère je vous consolerai. »

Nombreuses sont les représentations de Dieu en tant que femme et mère, dès l’Ancien Testament. Non seulement le Seigneur a des entrailles de miséricorde, l’hébreu dit rahamin, des matrices de miséricorde où s’enfantent la vie et la tendresse dont il nous comble toutes et tous. Mais il a des hanches hospitalières, des genoux consolateurs et des seins généreux. Comme des enfants, promet le prophète, vous serez nourris du lait de Dieu, portés sur sa hanche, vous serez chouchoutés sur ses genoux, comme un petit que sa mère cajole.

Dieu est Mère autant que Père, les deux mains du tableau du père prodigue de Rembrandt, l’une masculine et virile, l’autre féminine et fine, nous le rappellent mieux que tout propos.

Le Christ épouse l’Église comme le bien-aimé aime sa bien-aimée, dans le Cantique. Les métaphores qui représentent le peuple de Dieu dans les deux Testaments sont éminemment féminines. Non seulement l’Église est unie au Christ son époux, mais Jérusalem, ville de la paix, lieu de rassemblement des peuples et gloire d’Israël, est présentée comme la femme du sein duquel s’écoulent la joie et la consolation.

Et c’est vrai que la lecture de la Parole nous pousse irrésistiblement vers la Jérusalem céleste de l’Apocalypse, tel un fleuve ou un torrent abondant, lorsque la splendeur du Seigneur débordera sur l’ensemble des peuples.

« Dieu est femme, Dieu est mère, toutes et tous missionnaires ! »

Toutes et tous disciples missionnaires

 De cette joie de l’Écriture et de l’Évangile, nous sommes toutes et tous porteurs. Nous savons que les 12 apôtres étaient des hommes. Mais les 72 disciples envoyés deux par deux en avant du Seigneur ? N’y avait-il pas parmi eux des disciples femmes ? Les groupes de femmes entourant Jésus étaient en tous cas nombreux, notamment chez Luc, l’évangile le plus féministe des quatre, encore plus que le 4e que nous avons étudié durant la session de l’ABC.

Quoi qu’il en soit de la réalité historique de l’époque et de la théologie actuelle des ministères en Église catholique, réservant aux hommes mâles seuls l’ordination sacerdotale et diaconale (et donc épiscopale), ce qui ne peut être mis en cause par aucun clerc, même traditionaliste rétrograde et figé, c’est que d’une part, le pape actuel souhaite ardemment que davantage de postes à responsabilités dans la société et dans l’Église soient attribués à des femmes, il le dit dans Evangelii gaudium.

Mais plus profondément, ce qui est indéniable, c’est que nous sommes toutes et tous disciples du Ressuscité. Disciples, c’est-à-dire choisissant la meilleure part, celle de Marie, sœur de Marthe, assise aux pieds du Seigneur pour écouter sa Parole et recueillir d’en bas ses douces invitations et ses fermes encouragements, toutes et tous « obéissants » – puisque telle est l’étymologie du terme, du latin ob-audire, entendre depuis le bas.

Mieux, dit constamment le pape François dans son exhortation La joie de l’Évangile, en écho au chapitre 10 de Luc de ce jour, nous sommes toutes et tous disciples et missionnaires. C’est nous toutes et tous qu’avec les 72 il envoie pour apporter la paix, shalom-Jérusalem, disciples missionnaires dans toute maison, guérir les malades, discerner les esprits et écraser les tentations et le mal, pour instaurer son Règne en toute cité et tout pays.

C’est pour cette raison que le souverain pontife a souhaité un Mois missionnaire extraordinaire en octobre prochain, intitulé « Baptisés et envoyés ». Par notre baptême et notre confirmation, certaines et certains aussi, par notre mariage, notre consécration religieuse ou notre ordination, nous sommes toutes et tous prêtres, prophètes et rois, prophètes disciples témoins, rois-reines missionnaires rassembleurs, et prêtres-prêtresses consacrés dans la justice, l’amour et la vérité.

Prions, mangeons et luttons

 Prions donc le Maître d’envoyer des ouvrières et des ouvriers dans le champ du monde, des moissonneuses et des moissonneurs dans la moisson de l’univers, des vigneronnes et des vignerons à la vigne du Royaume. C’est la meilleure revendication syndicaliste féministe et masculine qui soit. C’est la plus belle façon de vivre la fête des vigneronnes et vignerons 2019. Demandons des lectrices (et lecteurs) et des animatrices (et animateurs) de groupes bibliques, des visiteuses (et visiteurs) de malade et auxiliaires de l’eucharistie, des religieuses (et religieux), des diacres (peut-être un jour des diaconesses ?) et des prêtres.

Soyons ces vendangeuses et vendangeurs à la vigne du Seigneur, libres, légers, n’emportant comme tout bagage que la Parole, avec une Bible de poche et le pain de la rencontre. Partageons la vie des femmes et des hommes de ce temps, leurs grèves et leurs attentes, leurs fêtes et leurs allégresses, leurs soucis et leurs soifs spirituelles. Entrons chez elles et chez eux, laissons-nous inviter.

Oui, laissons-nous inviter, car c’est l’une des plus belles paroles de l’Évangile : « Restez dans cette maison de la paix, mangeant et buvant ce que l’on vous servira ». C’est une parole de Jésus que, personnellement, je m’applique toujours comme prêtre à mettre en pratique à la lettre. Et déjà cette semaine, dans cette belle maison de formation des Sœurs de Saint Maurice à la Pelouse ! Mangeons et buvons le pain et le vin de la Parole et de l’eucharistie. L’ouvrier et l’ouvrière mérite son salaire, son salaire égal quel que soit son sexe ou son genre, comme on dit aujourd’hui.

Cela ne va pas sans lutte, sans protestation, sans combat, sans combat spirituel. Jésus a donné sa vie sur la croix pour établir le Royaume. Paul, le 13e apôtre, lui aussi entouré de collaboratrices apostoliques, dans une équipe pastorale ou une EAP de l’époque, a tout donné pour la Bonne Nouvelle. Il en portait les stigmates, les marques d’amour des souffrances de Jésus dans son corps, dit-il aux Galates.

Mais pour la mission, pas de grève ! Tous égales et égaux. Tous envoyées et envoyés. Toutes et tous création nouvelle, dans la paix et la miséricorde du Seigneur.

Lisons, étudions, prions, allons, luttons, fêtons, ouvrières et ouvriers du Seigneur. Dieu est Mère et femme, toutes et tous missionnaires !


14e dimanche du temps ordinaire C

Lectures bibliques : Isaïe 66,10-14 ; Psaume 65(66) ; Galates 6,14-18 ; Luc 10,1-12.17-29