Prédicateur : Père Bernard Bonvin
Date : 17 février 2013
Lieu : Collégiale Saint-Laurent, Estavayer-le-Lac
Type : radio
« Allez-vous prêcher sur le diable », me demanda un jour un paroissien : et sans attendre ma réponse, il ajouta, gentiment goguenard, « j’adore me faire peur ! » On ne prêche pas sur le diable, il est par définition diviseur, tentateur, mais sur Jésus, fils d’Adam et fils de Dieu qui par sa désobéissance au diable, nous apprend à devenir homme vrai et vrai fils de Dieu.
À quels signes pouvons-nous repérer l’action du tentateur ? Aux forces de mort qui nous habitent — égoïsme, injustice, haine, peur et mensonge de toutes sortes, dont nous sommes obscurément complices. Le diable aime ces duretés qui nous divisent intérieurement et nous coupent des autres. Mais Jésus pouvait-il vraiment être tenté ? Au fait, pour être tenté, il faut d’abord qu’on soit libre : être libre, ce n’est pas faire n’importe quoi, mais choisir le meilleur pour nous et les autres. Précisément, le tentateur essaie de brouiller ces choix.
Pour l’évangéliste, c’est l’Esprit qui pousse Jésus au désert ; la solitude qu’offre le désert confronte la personne à sa vocation profonde : le silence en favorise l’écoute. Le tentateur fait tout pour parasiter cette écoute. Les tentations de Jésus se sont déroulées sans témoin : nous ne saurons donc jamais quel masque a revêtu le diviseur. L’évangéliste Luc montre qu’il s’est attaqué simultanément au Fils d’Adam et au Fils de Dieu : il a joué sur la fascination si humaine de l’avoir et du pouvoir, et sur la difficulté à nous remettre à Dieu dans la nudité de la foi. Par sa résistance, Jésus révèle ce qu’est un fils ou une fille de Dieu.
S’il a des astuces, le diable manque d’imagination : il reprend, avec Jésus, comme avec nous aujourd’hui, la stratégie qui trompa Adam et Ève. Au jardin d’Eden, pour le premier couple, un peu de confiance et de reconnaissance, accepter d’être créature, et c’était le paradis…
La première tentation a trait au pain, symbole de ce dont nous avons besoin et que nous recevons de la terre, le seigle et le froment, et du travail des hommes et des femmes qui permettent la venue du bon pain sur la table familiale, paysan, boulanger, commerçant, mère et père de famille ; et Dieu bien sûr : « Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour… » Cette chaîne de solidarité, le diviseur l’attaque. « Si tu es Fils de Dieu, change la pierre en pain… », libère-toi des limites des fils d’Adam, donne-toi à manger ! Mais l’homme n’est pas que l’être repu qui n’a besoin de personne. « Qui cherche à conserver sa vie la perd », dira plus tard Jésus. « Il est écrit : Ce n’est pas seulement de pain que l’homme doit vivre » : Jésus se reçoit filialement de Dieu son Père. Et nous, gardons-nous désirants de la source de toute vie.
La deuxième tentation a trait à l’idole du pouvoir. Sa fascination engendre les compromissions et les corruptions. Si le diable s’arroge ce pouvoir, c’est que Dieu le lui a laissé et c’est mystérieux. L’apocalypse le représente sous l’image d’un dragon : « Il lui fut donné le pouvoir sur toute tribu, peuple, langue et nation. Ils l’adoreront, tous ceux qui habitent la terre » (Ap 13, 4. 6-8).
Luc, dans l’évangile, ne méprise nullement la dimension politique de toute vie : si en Jésus nous sommes adoptés fils et filles de Dieu c’est pour vivre ensemble, en frères et sœurs. L’idolâtrie du pouvoir, le magnificat de Marie l’exorcise : « Dieu jette les puissants à bas de leurs trônes, il élève les humbles » (Luc 1, 51-53). Le tentateur au contraire exploite un mirage : pactise avec moi, et le monde sera à tes pieds (Luc 4, 18). La fascination du pouvoir et des paillettes, quelle illusion ! « Il est écrit : Tu te prosterneras devant le Seigneur ton Dieu, et c’est lui seul que tu adoreras. »
Du phantasme de la toute-puissance, ce temps n’est pas indemne. Certes l’homme a vocation de gérer la terre (Genèse 1, 22-28), mais en accueillant ce pouvoir comme un don. Hors de l’économie du don, la puissance devient tyrannique. Jésus avertit ses disciples : « Les Rois des nations agissent avec elles en seigneurs […] moi, je suis au milieu de vous à la place de celui qui sert. » (Luc 22, 24-27). Dans la vie de ce Fils, rien ne fera jamais obstacle au Dieu Père.
Dès lors, pas étonnant qu’il ait méprisé la troisième offre du tentateur : se servir du miracle pour contraindre ses contemporains à accepter son message. « Il est dit : Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu », répond Jésus. A la croix, les grands-prêtres reprendront le défi : « Qu’il se sauve lui-même, s’il est le Messie de Dieu, l’Elu » (Luc 23, 35). Un journaliste formule ce savoureux commentaire : « Dieu, le Dieu de Jésus aime au point de refuser la puissance. Car sa puissance s’opposerait à notre liberté, valeur suprême à ses yeux, puisqu’il nous aime. Descends de là, si tu es si puissant, disaient les imbéciles à Jésus crucifié. Avouons-le, s’il l’eût fait, quel pied de nez, dont nous ririons encore après vingt siècles ! Mais quelle offense à la liberté de l’homme, quel affront donc, pour chacun de nous » (J. Duquesne). « Entre tes mains, Père, je remets mon Esprit. » Cette dernière parole de Jésus à la croix est le plus beau des actes de foi !
Qu’en retirer pour notre carême 2013 ? Aujourd’hui, à l’aridité des déserts, le tentateur préfère les espaces de grand confort : il cherche à nous manipuler, sans que nous nous en apercevions trop, à travers la publicité : le clinquant et le bénéfice immédiat deviennent à la mode. L’obéissance filiale de Jésus manifeste sa liberté par rapport à l’avoir et au pouvoir. Dans son Sermon sur la montagne, il nous propose trois piliers ou trois points d’appui pour nous aider à résister à nos tentations. L’Eglise en fait un chemin de carême.
La prière d’abord : dans le silence indispensable à l’écoute de la présence de Dieu, nous découvrons l’axe de notre vie qui nous empêche de ballotter au gré du conformisme et de la pensée toute faite. La prière nous relie à la Source éternelle.
Le jeûne ensuite : il nous allège en suscitant en nous la faim de la Parole de Dieu.
L’aumône enfin rappelle que chacun/chacune doit avoir part à la vie. Rien ne remet mieux à sa place la fascination de l’argent que la gratuité du don. L’aumône nous libère ainsi nous-mêmes avant de soulager les nécessités d’autrui.
Il ne s’agit plus de multiplier les pénitences comme des performances pour obtenir de Dieu ce que nous voulons. Offrons à Dieu ce que nous recevons de lui de plus précieux : notre filiation divine. Jésus nous a rappelé qu’être fils, c’est se laisser conduire par la parole de Dieu, en nous remettant à lui sans exiger de miracles. Fils et filles de Dieu, de Jésus notre frère et notre sauveur implorons la libre obéissance filiale et le refus l’esclavage des idoles.
Ce sera un très joyeux combat du carême !»
Lectures bibliques : Deutéronome 26, 4-10; Romains 10, 8-13; Luc 4, 1-13
