Rencontre avec Mgr Cyrille Salim Bustros, archevêque grec-catholique de Baalbek, au Liban

APIC- Interview

«La résistance du Hezbollah à l’occupation n’est pas du terrorisme»

Jacques Berset, agence APIC

Baalbek/Fribourg, 19 septembre 2002 (APIC) La lutte du Hezbollah pour libérer le territoire libanais est légitime et nationale. «Il ne s’agit pas de terrorisme, contrairement aux attentats du 11 septembre qui ont frappé sans discrimination des civils innocents et que nous condamnons avec la plus grande fermeté», affirme Mgr Cyrille Salim Bustros, archevêque grec- catholique de Baalbek.

«Le mouvement chiite, appuyé par toute la population libanaise, veut seulement chasser les troupes d’occupation israéliennes du secteur des Fermes de Chebaa, au Sud Liban. Tout comme la résistance palestinienne, il s’agit d’une résistance légitime», lance-t-il.

Mgr Salim Bustros, archevêque melkite de l’antique cité d’Héliopolis, dans la plaine de la Békaa Nord, vit au milieu d’une population en majorité musulmane. Il expérimente la convivialité islamo- chrétienne au quotidien. Dans sa ville de Baalbek, en effet, on compte 60% de chiites, 20% de sunnites et 20% de chrétiens, répartis pour moitié entre grecs-catholiques et maronites.

L’APIC a rencontré lors de son passage en Suisse ce prélat de 63 ans à la tête d’une chrétienté arabe de rite byzantin, qui se veut «Eglise- pont» tant à l’égard de l’Eglise grecque-orthodoxe qu’envers le monde musulman. Les melkites catholiques – aujourd’hui un peu plus d’un demi million dispersés au Moyen-Orient et un million et demi dans la diaspora aux quatre coins du monde – , sont des «uniates», qui se sont séparés du Patriarcat orthodoxe d’Antioche en 1724.

APIC: La minorité chrétienne de Baalbek ne subirait-elle pas la pression des fondamentalistes du Hezbollah, au départ alliés des pasdarans iraniens, les «Gardiens de la révolution» islamistes, envoyés au Liban par l’ayatollah Khomeini ?

Mgr Salim Bustros: Nous ne subissons aucune pression ni contrainte de la part du Hezbollah, le «Parti de Dieu». A Baalbek, la convivialité islamo- chrétienne est une réalité quotidienne. Les chrétiens sont là depuis près de 2000 ans, les musulmans depuis le 7ème siècle. Depuis ce temps là, les chrétiens sont restés, malgré les vicissitudes. Tout comme les musulmans, ils ont subi les persécutions des Ottomans, qui opprimaient les populations arabes, quelles soient chrétiennes ou musulmanes.

Ensemble, nous avons lutté pour notre libération contre les Turcs lors de la 1ère Guerre Mondiale, puis pour l’indépendance du Liban, sous le Mandat français. Nous avons une histoire commune, et la dernière guerre de 1975 était plutôt une guerre d’étrangers sur la terre libanaise.

APIC: Comment se comporte le «Parti de Dieu» envers les chrétiens ?

Mgr Salim Bustros: Dans la ville, les militants du Hezbollah sont très présents: ils organisent des manifestations, couvrent les rues d’affiches et de drapeaux, mais ils n’ont pas la majorité de la population musulmane derrière eux: lors des dernières élections municipales, ils n’ont eu que 6 élus sur 21, les 15 autres sièges – dont 2 élus chrétiens – allant à des formations politiques qui ne partagent pas la ligne du Hezbollah.

Les membres du Hezbollah n’exercent aucune violence contre la population, ni contre les chrétiens ni contre les musulmans. Nous le considérons comme un mouvement de résistance contre l’occupation israélienne qui persiste dans le secteur des Fermes de Chebaa. A Baalbek, notre école épiscopale accueille 750 élèves, filles et garçons. 60% des professeurs sont de confession islamique, 90% des élèves sont musulmans. Parmi eux, bien évidemment, il y a des enfants de membres du Hezbollah. Dans notre école catholique, le port du foulard islamique est facultatif, et seules 15% des filles le portent. Elles viennent essentiellement des familles du Hezbollah, qui apprécient la qualité de notre enseignement, la discipline et la bonne tenue.

APIC: Après les attentats du 11 septembre, avez-vous ressenti des tensions intercommunautaires ?

Mgr Salim Bustros: Non, il n’y a eu aucun changement dans la vie quotidienne. Malgré ce qu’assènent les Etats-Unis dans leur nouvelle «guerre contre la terreur», le terrorisme ne concerne pas les Libanais, qu’ils soient chiites, sunnites ou chrétiens. Nous sommes tous contre le meurtre de civils et contre toute violence contre des innocents. On n’a pas idée chez nous d’aller faire sauter des tours en Amérique et de causer la mort de gens qui n’ont rien à voir avec ce qui se passe dans notre région.

Les attaques du Hezbollah contre les militaires israéliens présents sur le territoire libanais ne relèvent pas du terrorisme, mais de la résistance. Il est fondamental de bien faire la distinction. Nous appuyons également la résistance palestinienne contre l’occupation illégitime et illégale du point de vue du droit international de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza. En réalité, ce sont les Palestiniens qui subissent un terrorisme d’Etat de la part d’Israël, qui occupe leurs terres et ne veut pas leur permettre d’avoir enfin leur propre patrie.

Pour nous, qui sommes chrétiens libanais et arabes, il est inconcevable que 4 à 5 millions de juifs, venus en bonne partie d’Occident, aient pu créer leur Etat en Palestine, alors que les Palestiniens, qui sont là depuis deux millénaires – en tout cas depuis l’occupation arabe du 7ème siècle, sont empêchés d’avoir le leur. Nous estimons que résoudre cette situation d’injustice est le seul moyen de rétablir la paix, car il n’y aura jamais de paix sans justice, c’est-à-dire un Etat palestinien à côté d’Israël.

APIC: Malgré cette solidarité avec la résistance palestinienne, vous êtes opposé à l’implantation des 400’000 réfugiés palestiniens au Liban.

Mgr Salim Bustros: Nous refusons l’installation définitive des réfugiés palestiniens sur notre sol d’abord pour des raisons démographiques, car il s’agit essentiellement de musulmans, et c’est pour nous très important de maintenir l’équilibre confessionnel dans notre pays. Mais c’est aussi et surtout une question de principe: les Palestiniens chassés de leur pays ont le droit de rentrer chez eux, sur leurs terres. Si ce n’est pas à Haïfa, qui est désormais en Israël, que ce soit au moins en Cisjordanie et à Gaza, dans le futur Etat palestinien.

APIC: Vous êtes pessimiste sur l’avenir de la région.

Mgr Salim Bustros: Les perspectives de paix dans la région ont effectivement reculé ces deux dernières années, car nous constatons que ce sont des extrémistes comme Ariel Sharon qui donnent le ton. Les juifs sont devenus de plus en plus intransigeants, car ils se sentent soutenus sans réserve par les Etats-Unis. L’agression contre les Palestiniens se fait désormais sous le prétexte de la nouvelle «guerre contre le terrorisme». Mais l’avenir n’est pas aux Israéliens, du point de vue démographique, mais aux Arabes. Même s’il y aura beaucoup de victimes, les Palestiniens préféreront mourir sur place, en martyrs, plutôt que de se laisser évincer de leurs terres, comme en 1948.

APIC: Vous semblez très critique à l’égard de la politique américaine dans la région.

Mgr Salim Bustros: L’hostilité à l’égard de l’Amérique grandit chez nous et dans les populations arabes, car nous voyons bien que les Etats-Unis ne sont pas un médiateur honnête dans le conflit israélo-palestinien, car ils adoptent systématiquement des positions unilatérales. Tout le problème de la région tourne autour d’Israël, qui bafoue en toute impunité les résolutions du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale de l’ONU.

Le droit international n’est pas appliqué, mais l’Amérique fait une immense propagande contre l’Irak, précisément pour soutenir Israël. Comme Arabes, on ressent les menaces contre l’Irak comme profondément injustes et partiales, et l’on n’est pas dupes: les Américains n’ont aucun scrupule à faire la politique des deux poids et deux mesures au détriment des Arabes, ce qui alimente un fort sentiment antiaméricain.

APIC: Dans ce contexte, quel est l’avenir de votre communauté en Terre Sainte ? Sur les quelque 2 millions de melkites dans le monde, seulement un quart sont restés au Moyen-Orient.

Mgr Salim Bustros: Malheureusement, l’exode des chrétiens du Moyen-Orient est inexorable, essentiellement pour des raisons économiques et de sécurité. Tant qu’il n’y aura pas de perspectives de paix et d’avenir économique, les familles chrétiennes émigreront. Il n’y a pas de persécution proprement dite, mais les jeunes n’ont pas de travail, ils ne trouvent pas de logement pour abriter une famille. Quand il y a la paix et la sécurité, les gens restent.

Au Liban, les musulmans veulent notre présence, ils veulent vivre avec nous, car ils nous considèrent comme un facteur de culture. Les leaders religieux musulmans entretiennent de bonnes relations avec nous. Ils nous invitent lors des événements religieux, politiques et sociaux. Du point de vue chrétien, nous considérons que le Liban est plus qu’un pays, «c’est un message pour l’Orient et l’Occident», pour reprendre les mots de Jean Paul II lors de sa visite au Liban en 1997. C’est pour nous un message de convivialité islamo-chrétienne, de tolérance et de coexistence.

APIC: En tant que grecs-catholiques melkites, c’est-à-dire catholiques de rite byzantin unis à Rome, vous vous considérez comme une «Eglise-pont». Que signifie cette expression et qu’est-ce qui vous distingue des maronites ?

Mgr Salim Bustros: En tant qu’Eglise essentiellement arabe, nous cherchons depuis toujours à jeter des ponts avec le monde orthodoxe et le monde arabo- musulman, au milieu duquel nous vivons. Les maronites sont moins enclins à cette ouverture, car ils sont davantage isolés et confinés au Liban. Ils sont toujours très encadrés par la classe politique maronite.

Comme melkites, nous avons l’avantage de ne pas être une Eglise nationale, nous sommes plus libres: il y a 60’000 melkites en Terre Sainte, 300’000 en Syrie, etc. Cette présence dans tout le Moyen-Orient est synonyme d’ouverture.

Contrairement à certains milieux maronites, nous n’avons jamais songé à créer une «cantonalisation confessionnelle», un Etat chrétien dans la région – sur le modèle de l’Etat hébreu – qui serait isolé du contexte régional arabe et musulman. Nous nous sentons plus proches des musulmans que ne le sont les maronites.

APIC: Vous avez aussi tenté de réunir les deux Eglises d’Antioche.

Mgr Salim Bustros: Il y a quelques années, avec mon prédécesseur sur le siège de Baalbek, Mgr Elias Zoghbi, nous avons lancé une initiative de réunification avec orthodoxes du Patriarcat d’Antioche, sans rompre notre communion avec Rome. A cette occasion, Mgr Zoghbi avait formulé cette profession de foi: «Je crois tout ce qu’enseigne l’orthodoxie orientale; je suis en communion avec l’évêque de Rome, dans les limites reconnues par les saints Pères d’Orient au premier millénaire». Cette «profession de foi» fut approuvée par 25 des 27 évêques du Synode melkite. Parmi ceux qui ne l’avaient pas signée figurait le patriarche d’Antioche des grecs-melkites catholiques d’alors, sa Béatitude Maximos V Hakim, résidant à Damas.

Les orthodoxes ont été eux aussi hésitants, car ils ne peuvent courir le risque de se séparer du reste de l’orthodoxie, qui compte 15 Eglises autocéphales nationales. Ils ont préféré développer l’oecuménisme au niveau mondial, plutôt que de faire une union locale. Au début, le patriarche orthodoxe d’Antioche Hazim avait bien accueilli notre initiative, mais il s’est heurté à l’opposition de son propre Synode. Le Vatican avait lui aussi appelé à la patience et à la prudence, préférant lui aussi travailler avec les orthodoxes au sommet, pour ne pas couper les orthodoxes d’Antioche des autres Eglises. Rome ne nous a pas encouragés dans cette voie.

APIC: Les tensions avec les orthodoxes sont de plus en plus vives.

Mgr Salim Bustros: Avec les récents développements en Russie, notamment l’expulsion de plusieurs prêtres, nous voyons que les orthodoxes ont du mal à accepter les catholiques. Mais les orthodoxes ont aussi de graves tensions entre eux, comme entre le Patriarcat de Moscou et celui de Constantinople. Depuis des décennies, on attend un Concile panorthodoxe qui ne vient pas. Le problème est que les Eglises orthodoxes sont des Eglises nationales qui n’arrivent pas à se séparer du sentiment ethnique.

On voit les difficultés actuelles du Patriarcat grec-orthodoxe de Jérusalem, où les Grecs ne veulent pas d’évêques arabes. C’est un réflexe purement ethnique, l’élément grec voulant défendre ses positions. C’est l’un des raisons qui ont provoqué dans le passé la séparation du Patriarcat d’Antioche, les catholiques étant partisans de l’élément arabophone. D’emblée les catholiques ont élu un patriarche arabe en 1724, alors que les orthodoxes ont encore attendu 150 ans pour se libérer de la tutelle de l’Eglise grecque.

Mais au niveau local, l’entente est très cordiale et l’oecuménisme est très développé: dans notre Institut de théologie pour laïcs, à Zahlé, l’évêque orthodoxe donne des cours de Bible. Les 3 évêques de la région – l’évêque maronite de Deir El-Ahmar, Mgr Mounged El-Hachem, le métropolite orthodoxe Spyridon de Zahlé, et moi-même – nous nous retrouvons pour les funérailles, les mariages, les baptêmes.

Comme à Baalbek les familles orthodoxes sont peu nombreuses, leur église est petite. Quand il y a des mariages, pour des raisons de place, le métropolite de Zahlé vient chez nous. Les orthodoxes suivent aussi fréquemment la messe dans notre église.

Cela ne pose aucun problème. Nous utilisons la même liturgie, celle de saint Jean Chrysostome en arabe. Ce sont les mêmes chants, les mêmes prières, c’est le même Christ. Nous récitons le même credo. On peut donc communier ensemble, le reste relevant du détail pour les simples laïcs.

Le peuple orthodoxe le ressent de cette façon, car il ne comprend rien à la primauté du pape, aux Conciles oecuméniques. Ce sont les clercs qui voient les différences théologiques entre les traditions, les dogmes. L’oecuménisme est déjà vécu à la base, il ne faut pas attendre que tout vienne de Rome. JB

Les illustrations de cet article sont à commander à l’agence CIRIC, Chemin des Mouettes 4, CP 405, CH-1001 Lausanne. Tél. ++41 21 613 23 83 Fax. ++41 21 613 23 84 E-Mail: ciric@cath.ch

(apic/be)

19 septembre 2002 | 00:00
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IRAQ: Rencontre avec le Père Georges Casmoussa,

APIC – Interview

vice-rédacteur en chef de la «Pensée chrétienne»

Le cri du coeur d’une prêtre catholique irakien :

«Nous appartenons au même genre humain que vous!»

Jacques Berset, Agence APIC

«Aidez-nous à vivre en paix, à vivre mieux, nous appartenons au même genre

humain que vous!». Avec sa voix douce mais persuasive, dans un français riche de nuances et quasiment sans accent, le Père Georges Casmoussa, qui

nous accueille dans son église de Mar Thomas, à Mossoul, interpelle la

conscience des chrétiens occidentaux afin qu’ils soient sensibles à la détresse de la population irakienne soumise à l’embargo de l’ONU, «parce que

c’est la vie d’un peuple qui est en jeu, des enfants meurent ici tous les

jours faute de médicaments!».

Deuxième ville de l’Iraq, située à quelque 400 km au Nord-Ouest de Bagdad, à une trentaine de kilomètres des montagnes du Kurdistan, Mossoul est

une belle cité campée sur les rives du Tigre, à côté des ruines de l’ancienne Ninive. Mais pour les chrétiens d’Iraq, c’est une ville chargée de

symboles. Mossoul en effet est considérée comme le berceau du christianisme

en Mésopotamie, la source du christianisme dans ce pays situé entre Tigre

et Euphrate. La ville compte quatre communautés: les syriens catholiques,

les syriens orthodoxes (jacobites), les chaldéens catholiques, les assyriens (nestoriens) et une poignée d’arméniens orthodoxes ainsi qu’une église latine sans communauté. Mossoul compte entre 60 et 70’000 chrétiens et

quatre évêques, un pour chacune des principales communautés.

Quand on parle de Mossoul, on doit également mentionner les villages

chrétiens des environs, dont l’évangélisation remonte, selon la tradition

locale, à l’Apôtre Saint Thomas. Il y a notamment Qaraquoch (18’000 fidèles

syro-catholiques), Qaramles (5’000 fidèles chaldéens) et Bartala (8’000 fidèles syro-orthodoxes ou jacobites), situés à quelque 30 kilomètres à l’Est

de la ville. Dans cette région, dans la famille et au village, on parle encore le «surath», le syriaque ou ancien araméen, qui était la langue du

Christ. Certains habitants parlant cette langue minoritaire en Irak ne se

considèrent pas comme arabes : «Nous sommes des Araméens, les vrais descendants des Assyriens». Il faut encore citer Tall Kayf, au Nord-Est de Mossoul, une ville qui compte environ 10’000 chrétiens chaldéens et assyriens.

Le Père Casmoussa est tout heureux de notre intérêt pour les chrétiens

d’Iraq, un pays où, toutes confessions confondues, ils représentent environ

4 à 5 % de la population, soit plus de 700’000 chrétiens. Mais déplore-til, la présence de cette minorité en Mésopotamie est menacée par l’émigration : «C’est notre grand problème, parce qu’il y a vraiment beaucoup de

chrétiens qui ont quitté le pays; il y en a à Amman, en Syrie, en Turquie,

au Liban. Surtout des jeunes; ils ont passé 10 ans, 12 ans à l’armée; ils

veulent donc fuir cet état de guerre et refaire leur vie ailleurs».

Des départs pas vraiment motivés ?

«Malheureusement, poursuit-il, les conditions d’émigration sont maintenant les pires de notre histoire. Parce qu’économiquement, c’est une catastrophe, politiquement, personne ne veut leur ouvrir la porte, il n’y a pas

de visas. En ce qui concerne l’Eglise en Iraq, c’est un appauvrissement que

nous subissons avec beaucoup de peine, et je dis clairement que ces départs

ne sont pas toujours vraiment motivés; ils relèvent certainement dans beaucoup de cas de l’égoïsme. Nombreux sont ceux qui raisonnent à courte vue.

Ils pensent qu’en passant la frontière, ils vont trouver des communautés et

des associations qui vont les recevoir; mais il n’y a personne pour les accueillir. Ils dépensent leur argent, ils sont laissés à eux-mêmes, puis ont

besoin de demander l’aide des autres».

Partir, concède le Père Casmoussa, c’est très humain : «Je ne dis pas

que tout le monde doit être apôtre et missionnaire. Si j’emploie le mot

égoïsme, il faut l’élargir un peu dans le sens où ils n’ont pas vu plus

loin que leur intérêt direct et immédiat. Parce que je suis sûr que s’ils

avaient vu comment ils sont traités dans les camps en Syrie ou en Turquie

et comment toutes les portes leur sont fermées en Occident, ils n’auraient

pas fait ces démarches maintenant. Je sais et j’admets aussi que le brouillard qui nous entoure ne leur laisse pas le temps de réfléchir avec clarté

à ce qu’ils doivent faire. On craint toujours d’être enrôlé par l’armée

pour des actions militaires et on ne peut pas avoir totalement confiance

qu’il n’y aura plus de guerre dans ce pays ou dans les environs».

Un sentiment d’insécurité toujours présent

Ainsi, le sentiment d’insécurité est toujours présent. Mais si le Père

Casmoussa reste dans son pays, «c’est d’abord par conviction, ensuite en

raison de ma fonction de prêtre, parce que c’est mon pays, c’est ma terre.

Je ne suis pas importé d’ailleurs. On doit supporter les souffrances pour

les dépasser, parce que nos pères en ont déjà endurées beaucoup d’autres.

Je ne peux cependant pas exiger la même chose de tous ces jeunes qui ont

déjà passé 5, 10 voire 12 ans dans l’armée avec toutes les difficultés que

cela comporte. Ils ont vu la mort des dizaines de fois les hanter de près.

Nous avons aussi des prisonniers de guerre qui sont rentrés après 8 ou 10

ans passés dans les camps là-bas en Iran; il y a beaucoup d’autres qui ne

sont pas encore rentrés d’Iran. De ceux-là, personne ne parle. L’opinion

publique est tenue en alerte pour quelques otages occidentaux au Liban,

mais personne ne parle du sort des milliers de jeunes Irakiens encore retenus en Iran; il y parmi eux également des chrétiens».

Les chrétiens ne subissent pas vraiment de discriminations

Même si quelques uns rentrent, souvent très déçus, la plupart de ceux

qui ont quitté l’Iraq ne reviennent pas, relève Georges Casmoussa, membre

de la Communauté sacerdotale des prêtres du Christ-Roi de Mossoul. «Pour

nous, c’est un appauvrissement, parce que s’il y a de la souffrance, c’est

pour tout le peuple irakien, ce n’est pas seulement pour les chrétiens». Et

de considérer comme inacceptable que certains chrétiens affirment être maltraités ou avoir des difficultés sérieuses uniquement parce qu’ils sont

chrétiens.

«Je l’affirme à l’étranger, je l’affirme à l’intérieur : il n’y a pas de

discriminations contre les chrétiens dans le sens où vous l’entendez, dans

la presse occidentale. On est une minorité, et une petite minorité se sent

toujours lésée dans ses droits; les chrétiens se sentent parfois comme des

citoyens de seconde zone. Moi, je ne soutiendrais pas ce point de vue». Le

Père Casmoussa, vice-rédacteur en chef d’»Al-Fikr Al-Masihi», «La pensée

chrétienne», un mensuel tirant à 8’000 exemplaires et destiné aux diverses

dénominations chrétiennes, et qui compte même 200 abonnés musulmans,

souligne qu’il sait de quoi il parle.

Il admet certes qu’il y a des difficultés sérieuses, mais pas de mauvais

traitements ou de discriminations. Mais, concède-t-il, «nous sommes effectivement une communauté représentant une minorité qui vit sous l’oeil d’une

majorité écrasante et qui, ma foi, se sent toujours la plus forte. Je ne

sais toutefois pas quels seraient les droits de ces mêmes chrétiens, en

tant qu’Arabes, s’ils étaient aux Etats-Unis ou en France. Est-ce qu’ils

auraient tous les droits qu’ont les Français qui ont la carte d’identité

française par exemple?»

Il y a toujours divers motifs pour quitter son pays, note-t-il : le facteur économique – aujourd’hui, avec l’embargo, des enfants meurent faute de

médicaments et on ne peut même plus nourrir sa propre famille – et le facteur sécurité. «Si l’on prend les chrétiens qui, depuis 1962, quittent les

villages du nord de l’Iraq, dans le Kurdistan, il faut en effet, souligner

que cette région n’a plus jamais vécu normalement et en paix. Donc les gens

du pays, surtout les chrétiens qui avaient des parents ou des relations

dans les villes, à Mossoul, à Bagdad ou à l’étranger – USA, Canada, Australie -, ont quitté leurs villages et se sont installés ailleurs pour trouver

du travail». Dans d’autres cas, des villages chrétiens, comme des villages

kurdes d’ailleurs, ont été rasés parce qu’ils se situaient dans des zones

militaires et de combat entre les «peshemergas» kurdes de Mollah Moustafa

Barzani et les troupes de Bagdad. La population de ces zones a été forcée

de trouver refuge dans les villes.

«Même si l’émigration touche 5 à 10 % de membres de la communauté chrétienne d’Iraq, c’est déjà beaucoup, c’est beaucoup trop!», souligne G. Casmoussa, même si dans l’immédiat cette perte de substance ne menace peutêtre pas la présence chrétienne en Mésopotamie. Mais, avance-t-il, si les

conditions de voyage étaient tout à fait normales, c’est-à-dire si les gens

pouvaient aller là où ils voulaient, recevoir des visas, s’ils pouvaient

sortir tout l’argent qu’ils voudraient, ce serait une vraie catastrophe,

une hémorragie !»

«On voit des familles entières qui ont tout emporté et s’en sont allées

en Jordanie, poursuit-il. Ils attendent alors là-bas depuis 7 ou 8 mois. La

majorité de ceux qui sont à Amman sont des chrétiens. Et le pourcentage des

chrétiens qui quittent est beaucoup plus grand que celui des musulmans,

parce qu’étant une minorité, le peu qui sort, ça fait beaucoup. Et les

chrétiens qui ont des parents et des relations à l’étranger sont, psychologiquement parlant, plus portés à émigrer. Parce que là encore de fausses

idées sont répandues: ils pensent qu’en Amérique, en Occident, en Australie, les gens sont chrétiens et vont les recevoir, leurs enfant seront

alors éduqués chrétiennement et ils pourront vivre tranquilles, chrétiens

entre chrétiens».

Le Père Casmoussa lui-même témoigne de ce qu’il a vu au Liban : «Personne là-bas ne reçoit la demande des Irakiens. J’ai vu dans quelles mauvaises

conditions ils vivent, dans des bâtiments démolis, bombardés durant la

guerre libanaise, sans électricité, sans fenêtres, sans portes, avec de

l’humidité partout. Ils habitent là, entassés, ils attendent le salut».

Dans son appel aux chrétiens d’Occident, le Père Casmoussa déplore que

les pays du tiers-monde ne soient considérés que comme des marchés à conquérir en temps de paix et de terrains d’expérimentation d’armes nouvelles

en temps de guerre : «Cette logique est inhumaine, je ne parle pas d’abord

comme prêtre, mais comme être humain… Est-ce qu’un homme Irakien vaut

moins qu’un Américain ?» Et de conclure de façon sybilline : «On meurt parfois pour des causes inconnues; de toute façon, mourir sous les bombardements alliés ou sur la frontière avec l’Iran, c’est la même chose. N’y a-til pas d’autres moyens pour se faire comprendre que la guerre ?» (apic/be)

16 octobre 1991 | 00:00
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APIC-INTERVIEW

Moscou : Fondation de l’»Union démocrate chrétienne de Russie» (230190)

La parole au célèbre dissident chrétien Alexandre Ogorodnikov

Moscou/Vienne, 23janvier(APIC/Franz Gansrigler) Il est plutôt sceptique

face à la perestroïka, le célèbre dissident russe Alexandre Ogorodnikov. Ce

laïc orthodoxe a certes payé cher son combat pour la liberté religieuse en

Union soviétique. A 39 ans il connaît déjà bien la vie des camps : il a été

emprisonné huit ans durant à cause de sa foi. Libéré en février 1987, il ne

désarme pas et continue à défendre une conception traditionnelle de la foi.

En août dernier, il a fondé un parti démocrate chrétien en URSS et si les

autorités lui ont refusé tout enregistrement, il affirme compter sur un réseau déjà solide de plus de 2’000 sympathisants. Il publie un «Messager de

la démocratie chrétienne» et espère présenter cette année des candidats aux

élections pour les soviets locaux.

Profitant de la récente ouverture à l’Est, Alexandre Ogorodnikov vient

d’effectuer deux tournées en Occident. Il témoigne, alerte les chrétiens

sur la situation des camps et demande l’appui de toutes les organisations

possibles afin que que soit votée la loi sur la liberté religieuse tant attendue. Dans une interview accordée à Vienne à l’agence APIC, Ogorodnikov

s’exprime sur la situation actuelle des Eglises en Union Soviétique.

APIC : Quand et pourquoi avez-vous fondé l’»Union démocrate chrétienne de

Russie» et combien de membres compte votre parti ?

Alexandre Ogorodnikov : L’»Union démocrate chrétienne de Russie» a été fondée en août 1989. En tant que chrétiens, nous voulons répondre aux questions qui se posent dans l’Etat Soviétique et nous opposer à l’idéologie

marxiste totalitaire. L’»Union démocrate chrétienne de Russie» est un parti

tout à fait nouveau dans notre histoire. Nous voulons soutenir le processus

démocratique dans notre pays et faire progresser les valeurs chrétiennes

dans la société. Il sera alors possible de considérer l’Union Soviétique

comme un pays civilisé, chrétien.

Notre parti compte actuellement 2’200 membres. Ils appartiennent en majorité à l’intelligentsia. Il y a peu de temps, nous avons organisé à Moscou un Congrès qui a réuni tous les groupements chrétiens; nous avons fondé

à cette occasion un Conseil consultatif.

«Dieu occupe la première place, la liberté vient après»

APIC : Quelle est la ligne de votre parti et quel est votre statut juridique ?

A.O. : Nous sommes organisés différemment des partis frères de l’Ouest,

parce que nous insistons davantage sur le caractère chrétien du parti. Pour

nous, c’est Dieu qui occupe la première place; la liberté vient seulement

après.

Officiellement, le parti n’est pas enregistré. Tout ce que nous publions

– le «Bulletin de la communauté chrétienne» et le «Messager de la démocratie chrétienne» – est illégal. Le KGB a fouillé notre rédaction de Moscou

et détruit un ordinateur, un telefax et une camera vidéo. Entre-temps nous

avons pu récupérer ce matériel. Le KGB travaille maintenant comme la Mafia.

Les autorités nous causent des ennuis et utilisent toutes sortes de moyens

bureaucratiques contre nous. Lorsque nous voulons louer une salle, la réponse nous parvient avec retard ou l’autorisation nous est en général refusée.

APIC : Recevez-vous le soutien de l’Eglise orthodoxe russe ?

A.O. : Jusqu’ici, la hiérarchie orthodoxe a passé sous silence notre activité. Depuis quelque temps, elle nous accuse d’être à l’origine de troubles

entre les orthodoxes et les uniates d’Ukraine. Le Métropolite Alexis de Leningrad nous a accusés de cela sur le premier programme de la télévision.

Naturellement, nous nous sommes engagés pour que soit reconnue officiellement l’existence de l’Eglise uniate. Mais maintenant la situation en Ukraine est très délicate. Nous attendons une décision du pape qui, par son autorité, pourrait résoudre le conflit. Les tensions sont entretenues par les

autorités, qui craignent l’Eglise en tant que force politique potentielle.

Les autorités enregistrent certes aujourd’hui les communautés uniates,

mais elles refusent de rendre bâtiments, églises et autres biens à l’Eglise

uniate, bien qu’en Ukraine de nombreuses églises soient encore vides. Je

crois que les fidèles – orthodoxes et uniates – devraient parvenir à un accord fixant quand chaque communauté peut organiser ses célébrations dans

ces églises, qui pourraient ainsi être utilisées de façon commune. En outre, l’autorisation de bâtir de nouvelles églises devrait être délivrée

s’il n’est plus possible de rendre ce qui appartenait auparavant aux uniates. Mais la loi ne le permet pas jusqu’à maintenant.

APIC : Vous dites que votre parti veut faire avancer le processus de

changement. Soutenez-vous Mikhaïl Gorbatchev ?

A.O. : Nous sommes une opposition publique et nous nous présentons ainsi.

Nous voulons également nous présenter aux élections, comme «opposition

chrétienne». C’est pourquoi nous avons un programme radical : nous demandons la séparation du Parti communiste et de l’Etat de même qu’une transformation de la loi soviétique en accord avec les normes internationales.

Jusqu’ici nous avons préparé un projet de loi sur la liberté de conscience.

Nous nous engageons pour l’ouverture des églises encore fermées et la libération des prisonniers de conscience encore détenus.

APIC : Voulez-vous être présents au Congrès des députés du peuple ?

A.O. : Nous nous efforçons d’être présents au Parlement. Néanmoins jusqu’à

aujourd’hui nous ne sommes pas autorisés à nous faire enregistrer officiellement. Nous avons pu présenter des candidats pour les élections dans deux

circonscriptions de Moscou. Des particuliers nous soutiennent, nous et notre programme. Des organisations officielles ont peur de s’allier avec

nous, parce que nous sommes un opposition déclarée et que nous nous engageons publiquement contre le communisme et pour les valeurs chrétiennes. Un

membre de notre organisation est certes député au Parlement d’Union Soviétique. Mais si nous avions un représentant du parti au Parlement, nous nous

servirions de lui pour que notre pays puisse être évangélisé aussi du haut

de la tribune parlementaire. Cela n’a cependant pas été possible jusqu’à

maintenant. Nous devons encore travailler la plupart du temps en secret,

parce que les autorités ne permettent pas que nous agissions ouvertement

notre activité officielle.

APIC : Combattez-vous pour un multipartisme en Union Soviétique ?

A.O. : Oui. Dans le nom de notre parti, «Union démocrate chrétienne de Russie», nous avons intentionnellement laissé tomber l’indication «Union Soviétique» pour inviter d’autres hommes à fonder des partis semblables dans

leurs Républiques. Nous discutons en ce moment à Moscou avec d’autres groupes et d’autres forces politiques afin de mettre sur pied une opposition

démocratique. De tels groupements existent déjà dans les pays baltes.

APIC : Croyez-vous au succès de la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev?

A.O. : Personne ne croit à la perestroïka, car Gorbatchev désire introduire

des améliorations à l’intérieur du système communiste. Gorbatchev est catégoriquement opposé à toute forme de pluralisme. Jusqu’à aujourd’hui, il n’a

admis un pluralisme que dans le cadre de la pensée communiste, un pluralisme qui ne dépendrait que d’une seule personne. Et il tente par tous les

moyens de renforcer la dictature des communistes. Son plan : éviter une vague de grèves et, avec l’aide de l’Ouest, injecter du sang neuf dans le cadavre du communisme. C’est pourquoi il s’est toujours opposé à toute forme

de multipartisme au sein du gouvernement.

Notre demande d’enregistrement a été refusée sous prétexte qu’en Union

soviétique, il n’existe aucune loi qui permette de faire enregistrer un

parti politique. Vu sous cet angle, le parti communiste est aussi illégal

chez nous.

APIC : Souffrez-vous de l’attitude de la hiérarchie de votre Eglise, qui

est dans une large mesure le porte-voix de l’Etat ?

A.O. : Notre hiérarchie obéit à l’Etat russe. Elle ne représente pas la

masse des croyants, mais uniquement elle-même. Nous espérons néanmoins que

l’Eglise acquerra sa liberté : elle pourra ainsi se distancer de cette

hiérarchie-là. Chez nous, étant donné les circonstances politiques, il existe plusieurs Eglises : une Eglise des patriarches, fermée, et une Eglise

des croyants. Les patriarches tentent de freiner les initiatives des croyants. Maintenant, il serait temps et aussi possible que les patriarches

s’engagent pour plus de liberté, mais ils ne le font pas !

APIC :Qu’en est-il de l’oecuménisme en Union Soviétique ?

A.O. : Les relations oecuméniques entre les différentes confessions sont

bonnes, notre journal le prouve, qui permet à des auteurs de ces confessions de publier des contributions sur les diverses Eglises du pays. Et je

dois ajouter que ces relations sont bien meilleures que celles que nous entretenons avec notre propre hiérarchie.

APIC : Il y a quelques années, les prêtres orthodoxes Vladimir Dudko et

Gleb Yakounine, persécutés pour des raisons de conscience, étaient les plus

connus à l’Ouest. Autour de vous, la situation semble s’être calmée.

A.O. : Vladimir Dudko et Gleb Yakounine travaillent actuellement tous deux

comme prêtres. Dudko fait des conférences pour la jeunesse et édite un petit journal. Yakounine veut dès à présent fonder une organisation «Eglise

et perestroïka». (apic/fga/cor)

23 janvier 1990 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 6  min.
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