Brésil: Almir Ribeiro Guimaraes, un homme heureux d’être brésilien et franciscain
APIC- INTERVIEW
«La dictature militaire a obligé mon Eglise à choisir les pauvres»
Bernard Bavaud, de l’Agence APIC
Fribourg, 5 avril 1998 (APIC) Le franciscain brésilien Almir Ribeiro Guimaraes décrit pour l’agence APIC les espérances actuelles de l’Eglise catholique brésilienne. Sans cacher les ombres et les difficultés rencontrées. Il explique l’enracinement de sa famille religieuse franciscaine au Brésil et l’attachement concret de son Ordre pour redonner aux «exclus» une place dans la société. Il fait aussi le point sur l’évolution des communautés ecclésiales de base, un des points d’ancrage de la théologie de la libération.
APIC: Pouvez-vous décrire la famille brésilienne actuelle puisque vous travaillez actuellement dans la pastorale familiale?
A. R. G. : C’est extrêmement difficile de parler de pastorale familiale. De quoi s’agit-il? La catéchèse? Le travail avec les jeunes? La rencontre de foyers chrétiens? La question du planning familial? Il y a 20 ans, on a commencé à mettre sur place une pastorale familiale dans l’Eglise. La famille est très fragilisée au Brésil. Nous avons comme partout le problème de la rupture du lien conjugal, la limitation extrême des enfants désirés et par contraste, parmi les plus pauvres, un éventail immense d’enfants qui viennent au monde dans une grande instabilité de la famille. Lorsqu’elle existe encore. D’où l’immense problème des enfants des rues. Souvenez-vous du massacre de la Candelaria, à Rio de Janeiro, où une dizaine d’enfants ont été massacrés par les forces policières. Ce qui a choqué le monde entier. Ces enfants qui ont été massacrés n’avaient plus de famille.
Le problème de la pastorale familiale au Brésil, ce n’est pas seulement d’embellir un peu un foyer bien constitué et de le rendre plus «saint», mais c’est plutôt d’accueillir et d’aider des personnes se trouvant dans des situations familiales très précaires. Nous avons besoin au Brésil d’un travail auprèès des enfants des écoles et des adolescents pour qu’il aient conscience de ce que pourrait être une famille. Il faut aussi éviter de tomber dans le fatalisme et oublier de proposer des valeurs: une communion de vie stable entre un homme et une femme basée sur la vie et l’amour et qui parfois mettent des enfants au monde. Mais avec un sens de leurs responsabilités. Et s’ils sont chrétiens, le désir de vivre la foi libératrice.
APIC: Quel genre de dialogue préconisez-vous pour une Eglise crédible?
A. R. G. : Au plan pastoral, ce qui est primordial, c’est d’écouter avec tendresse tout le monde sans préjugés. Au Brésil, on dit familièrement «ficar com a gente», (»être avec les gens»). En vérité nous dialoguons même avec les membres des sectes. Bien qu’avec certaines cela soit impossible. Nous devons alors dénoncer l’imposture. Par exemple celle du » Règne de Dieu» avec Mgr Edir Macedo. Il s’est attribué lui-même ce titre d’évêque; c’est la catastrophe! Un homme très préoccupé par l’argent. J’ai un ami qui m’a dit . «Tu vois, là il y avait un magasin, maintenant il y a un église «do Reino de Deus». Sais-tu qui est le pasteur? C’est un gars retraité qui est sorti de la Banque du Brésil. Il a une grande facilité pour faire de beaux discours. Il n’a pas la foi. Mais son éloquence lui a valu d’être embauché. Fifti-fifti, 50% 50%!.
Ce qui est grave, ce sont les pauvres gens qui ont des problèmes de santé et qui cherchent désespérément la guérison. Ils entendent le pasteur exalté leur dire: «Voici venu le moment de la guérison»: On crie: «Jésus-Christ, sauve-moi!. Alleluia!». Il nous faut trouver une forme de dialogue avec ces personnes victimes de la superstition et de la tromperie.
Autre signe d’espérance: La passion de la Bible. Pour faire face à des sectes fanatiques, il est bon que les catholiques s’initient sereinement aux textes de l’Ecriture Sainte. Ils le font dans les «circulos biblicos». Attention à l’isolement. Il faut faire le lien avec les groupes de foyers et les communautés de base. L’amour de la Bible est une valeur pour l’action concrète. Il ne suffit pas d’avoir une belle Bible à la maison comme dans certains quartiers riches de Rio.
APIC: Où en sont les communautés ecclésiales de base actuellement?
A. R. G. : Il me paraît correct de dire que l’on est passé au Brésil d’une théologie de la libération où l’on parlait des opprimés – on en parle toujours ! – qui dénonçait l’oppression sociale et politique à un discours qui met l’accent sur les «exclus» de la société. Les dictatures militaires en Amérique latine étaient si dures qu’elles opprimaient vraiment les opposants avec un discours économique privilégiant les riches. Maintenant le système économique international «exclut» toujours les pauvres. Durant la dictature, à travers les communautés de base au Brésil, une partie de l’Eglise vivait à partir du peuple. D’une certaine façon, la dictature militaire a obligé mon Eglise à choisir les pauvres. Ceux-ci se réunissaient en petites cellules croyantes et militantes en éclairant sa vie à partir de l’Evangile. Dans cette période post-conciliaire une Eglise renouvelée surgissait de la base. Je pourrais raconter des faits savoureux de la participation vivante de laïcs à la vie de l’Eglise.
Cela a beaucoup changé après la chute de la dictature militaire. L’Eglise n’était plus seule à proclamer la liberté et à dénoncer l’oppression. D’autres structures et d’autres organisations ont surgi pour exiger que l’on donne à nouveau «la voix aux sans-voix». Des partis politiques, des organisations non-gouvernementales (ONG) ont pris en quelque sorte le relais de l’Eglise . Les communautés ecclésiales de base poursuivent pourtant leur chemin libérateur. Il y a des rassemblements importants, le tout dernier à Sao Luis (Maranhao). Dans presque tous les diocèses, il y a des communautés ecclésiales de base vivantes. Dans certains endroits, elles sont beaucoup plus orientées vers le progrès social, avec un appui déterminé aux paysans sans terre pour une réforme agraire, comme l’a expliqué récemment à l’agence APIC Dom Gregory, évêque d ’Imperatriz. Parmi tous ceux qui font l’histoire au Brésil en ce moment, il y a des membres de ces communautés de base qui sont toujours sur le front.
APIC: Comment voyez-vous le rôle de l’épiscopat de votre pays?
A. R. G. : Nous sommes très fiers de notre Conférence nationale des évêques du Brésil (CNBB). Je crois qu’elle a joué un rôle assez important dans l’Eglise d’Amérique latine, voire même du monde entier. Le fondateur de la CNBB a été Dom Helder Camara, qui est devenu ensuite archevêque de Recife. Et les rencontres annuelles des évêques à Itaici sont attendues comme des signes d’espérance. Un mot magique du Concile a été celui de «collégialité». Mais quand 300 évêques se réunissent, il serait absurde d’imaginer que tous pensent la même chose. Des visions différentes de la société et de l’Eglise existent et certaines nominations épiscopales, ces dernières années, ont plutôt renforcé l’aile conservatrice de l’épiscopat. N’empêche, nous avons la joie de découvrir qu’au moment de prendre des décisions, la majorité des votes se trouvent du côté de l’ouverture et d’un appui résolu aux plus pauvres.
APIC: Vous être franciscain. Dans votre communauté religieuse, il y a deux personnalités mondialement connues, le cardinal Paulo Arns et le théologien Leonardo Boff? Pouvez-vous brièvement les décrire?
A. R. G. : Mgr Arns est un authentique pasteur de la grande ville. Quand il a été nommé archevêque de Sao Paulo, il a su acquérir la confiance de tous ses diocésains. Des membres d’autres religions et des incroyants aussi. Maintenant se pose le délicat problème de son remplacement. Il a déjà donné sa démission au pape. Tout le monde attend avec anxiété pour savoir qui sera son successeur. Aura-t-il la même ligne pastorale? Dom Paulo a eu le courage d’organiser à Sao Paulo une pastorale à partir des exclus. C’est un homme extrêmement simple. Jamais on ne sent chez lui le «personnage-cardinal». Il a toujours une parole enthousiaste envers le travail pastoral avec les pauvres.
Souvent, quand surgissaient de grosses questions lors de la dictature militaire (torture et assassinat des prisonniers politiques dans les prisons, grève des ouvriers de la métallurgie) , sa voix était très écoutée. Encore aujourd’hui. Je voix donc dans la figure de Dom Paulo le pasteur courageux de la grande ville brésilienne. Il nous manquera.
Ordonné prêtre en 1964, le Père Guimaraes obtient en 1968 un diplôme de catéchèse à l’Institut supérieur de pastorale catéchétique de Paris au moment du Concile Vatican II. Il obtiendra aussi une thèse de doctorat en théologie à l’Institut catholique de Paris sur le thème: «Les communautés ecclésiales de base au Brésil: une nouvelle manière d’être en Eglise».
Le Père Ribeiro Guimaraes est actif dans la maison d’édition des Pères franciscains «Vozes» à Petropolis, où il a été responsable du secteur catéchèse et pastorale. Il enseigne la pastorale et la catéchèse à l’Institut de théologie des franciscains à Petropolis.
En 1980 il a été nommé curé à Sorocaba, Etat de Sao Paulo, puis à la paroisse Notre-Dame des Anges à Niteroi près de Rio. Durant quelques années, il a collaboré au Département famille de la Conférence nationale des évêques du Brésil (CNBB). Il parcourt aussi les diocèses brésiliens en animant des sessions de formation sur la pastorale familiale, sessions destinées aux prêtres, aux foyers et aux familles.
Invité à Fribourg par les Missionnaires de Bethléem Immensee, il a animé aussi la Campagne de l’Action de Carême 1998 en Suisse romande. (apic/ba)
APIC – Interview
La vision européenne du cardinal Franz König, pionnier de l’»Ostpolitik»
«Je suis un optimiste réaliste»
Jacques Berset, Agence APIC
Avec la chute du communisme en Europe de l’Est, les conflits interethniques, exacerbés par des poussées nationalistes longtemps contenues par la
chape totalitaire, risquent de déboucher sur de multiples guerres civiles.
Ces lignes de fracture parcourent également certaines Eglises locales, travaillées elles aussi par les démons de l’intolérance ethnico-religieuse.
Ces tendances vont à l’encontre des aspirations à l’unité portées par la
jeunesse européenne de l’Est et de l’Ouest, estime le cardinal Franz König,
archevêque émérite de Vienne et pionnier de l’»Ostpolitik» du Vatican. De
passage à Lucerne, il nous a dit sa vision de l’Europe nouvelle à la lumière de sa longue expérience des contacts par-delà le «Rideau de fer».
«Face au devenir de la nouvelle Europe, j’espère ne pas être un optimiste naïf, je suis en fait plutôt un optimiste réaliste», affirme le cardinal
König, ancien président du Conseil pontifical pour le dialogue avec les
non-croyants. A 85 ans, cette personnalité hors du commun qui a marqué de
son empreinte la vie de l’Eglise dès avant le Concile Vatican II, sait de
quoi il parle quand il affirme que le passé nous enseigne que le bien, le
positif, finit toujours par s’imposer, tant au niveau humain qu’ecclésial.
«J’ai confiance dans la jeune génération de l’Europe», lance-t-il.
APIC:Maintenant que les régimes communistes se sont effondrés et que le
système occidental triomphe, les Eglises des pays de l’Est expriment leurs
réticences face au libéralisme et à la démocratie…
CardinalKönig:C’est vrai que maintenant l’Eglise de l’Est se sent vraiment débordée par la société de consommation, par une société de plus en
plus dominée par l’argent, où les gens sont à la recherche de ce qui est le
meilleur marché, le plus confortable, le moins exigeant. Des évêques, certains milieux religieux, ont effectivement peur de l’avenir. D’où l’importance d’établir des relations avec ces Eglises, qui n’ont pas seulement besoin d’argent, mais également de contacts humains avec le reste d’une Europe dont elles ont été coupées durant si longtemps.
Renouer les liens à la base
Il faut développer les relations non seulement au niveau officiel, mais
à la base, de paroisse à paroisse, par exemple comme cela se passe en Autriche avec des communautés situées à la frontière tchécoslovaque. C’était
en 1953/54, je me souviens – j’étais alors jeune évêque auxiliaire de
Sankt-Pölten – je me trouvais sur la frontière, dans le Waldviertel, au
nord de Vienne. Les routes s’arrêtaient soudainement, interrompues par un
profond fossé, puis les mauvaises herbes recouvraient le tronçon menant de
l’autre côté de la frontière. Une petite ville par exemple était coupée en
deux, et si les gens avant la guerre allaient boire le café ensemble, de
l’autre côté, c’était devenu tout à fait un autre monde.
APIC:Certains catholiques de l’Est, qui ont souffert la persécution, voudraient «discipliner» les catholiques occidentaux, considérés comme trop
libéraux, «protestantisés». Ils ne comprennent pas que l’on puisse mettre
en cause des nominations épiscopales, comme récemment en Autriche, en Suisse ou en Allemagne. Pour eux, quand le pape pouvait nommer un évêque sans
interférence de l’Etat, c’était une victoire de la liberté…
CardinalKönig:Il ne faut pas généraliser, car il n’y a pas une attitude
homogène dans les pays de l’Est. Il y a effectivement ceux qui disent qu’il
faut se méfier de l’Ouest, mais d’autres savaient depuis longtemps qu’avec
la chute du communisme, des problèmes nouveaux allaient se poser. Ces derniers estiment que ce n’est pas la faute de l’Occident seul, mais la faute
du matérialisme généralisé.
Pour les gens de là-bas, un monde s’effondre : l’Ouest était jusqu’à
maintenant «la liberté», «la démocratie», où l’on pouvait confesser librement sa foi. Face au communisme, les Eglises devaient se défendre d’une
toute autre manière et les voici face à de nouvelles réalités auxquelles
elles n’étaient pas préparées : l’américanisation, le matérialisme, la domination de l’argent… Je pense que c’est un processus historique qui commence : il faut séparer le bon du mauvais.
Nous devons nous aussi de notre côté, à l’Ouest, sortir de cette conception purement matérielle et économique de l’Europe et, comme on le souligne
souvent à l’Est, revenir aux forces spirituelles qui jadis ont fait cette
Europe de Benoît de Nursie : à l’époque, un évêque venant d’Angleterre pouvait être évêque à Rome ou en Allemagne du Sud.
APIC:Les tendances nationalistes actuelles ne sont-elles pas en contradiction avec cette aspiration à l’unité de l’Europe que porte la jeunesse ?
Il suffit de voir les bagarres entre gréco-catholiques (uniates) et
orthodoxes en Ukraine ou en Roumanie…
CardinalKönig:Ces tendances avaient été étouffées auparavant et elles
peuvent maintenant sortir. C’est souvent le fait de petits carriéristes aux
idées étroites qui veulent s’affirmer par tous les moyens et les sentiments
de haine commencent à se développer. J’espère que sur la base de l’idée
d’une nouvelle Europe, des forces positives pourront agir pour contrer ces
conflits primitifs. De telles forces existent aussi dans les Eglises, mais
il faut qu’elles puissent émerger.
Il est vrai que le dialogue oecuménique, en Ukraine par exemple, n’est
pas encore là, mais il viendra lentement. C’est un processus qui durera
peut-être une génération entière, jusqu’à ce que tout soit éclairci. Effectivement l’Eglise orthodoxe dans ce cas a été largement protégée par le
communisme. Ainsi, ceux qui ont vécu au goulag des cas de collaboration de
chrétiens orthodoxes, ont tendance à généraliser, c’est humain.
APIC:La rapidité des changements à l’Est vous a-t-elle surpris, vous qui
êtes un pionnier du dialogue avec les Eglises derrière le «Rideau de fer»?
CardinalKönig:Cela a également été pour moi une surprise totale, un événement inattendu. Je vois la première rupture en 1988, lors des célébrations du millénaire du baptême de la Russie. L’Etat avait alors donné son
«placet», une chose impensable quelques années auparavant, et ce signe
était l’annonce d’un dégel qui allait soudain s’accélérer. Au début, j’ai
pensé à un adoucissement de la situation, à un certain compromis.
L’histoire s’est accélérée
Quant à l’effondrement du système communiste en décembre 1989, à l’époque, personne ne l’aurait imaginé, le Vatican non plus, et je crois même
pas le pape Jean Paul II…
APIC:On critique cependant aujourd’hui l’»Ostpolitik» de Paul VI et du
cardinal Casaroli…
CardinalKönig:Paul VI croyait que ce système allait encore durer longtemps. Il estimait par conséquent qu’il fallait faire ce qui était possible
pour s’arranger avec ce système sans faire de trop grands compromis. Avoir
au moins la possibilité de nommer des évêques ici ou là. C’était le tournant de l’»Ostpolitik». Pie XII avait cette position : avec les communistes
et les athées, on ne peut pas parler. On peut seulement prier pour que cela
change, mais pas de dialogue! Pour moi, cela c’était clair et net. Ainsi,
en 1956, année de l’insurrection hongroise et des émeutes de Poznan, en
Pologne, le cardinal Stefan Wyszynski pouvait faire pour la première fois
le voyage de Varsovie à Rome après une période d’incarcération et de résidence surveillée.
C’est le cardinal Wyszynski lui-même, rentrant en Pologne par Vienne,
qui me l’a raconté : cela a été pour lui un choc que le pape Pie XII l’ait
fait attendre des jours durant, lui, un cardinal, avant de lui accorder une
audience! Et pourtant, c’était un événement exceptionnel qu’un évêque pût
alors passer le «Rideau de fer», parce qu’à l’époque, c’était véritablement
une barrière infranchissable! Le cardinal Wyszynski m’a raconté combien le
pape se montrait réservé à son égard : on ne savait pas à Rome ce qui se
passait exactement en Pologne.
La méfiance du Vatican
Mon explication est qu’au Vatican on était soupçonneux : quels contacts
a-t-il avec le gouvernement, pourquoi peut-il voyager, etc. ? L’Eglise est
persécutée et soudain un cardinal peut venir à Rome… Après la description
très drastique de la situation polonaise faite par le cardinal Wyszynski,
cette réserve de Pie XII a disparu. Il pensait désormais pouvoir lui faire
confiance. A l’époque, notamment à la Congrégation pour la doctrine de la
foi dirigée par le cardinal Ottaviani, on considérait officiellement les
communistes comme des ennemis contre lesquels il fallait se défendre et il
n’était non plus pas question de dialogue avec des gouvernements athées.
J’interprète cela ainsi: le Vatican pensait que si nous nous fortifiions
dans nos retranchements, les autres finiraient bien par chercher à ouvrir
des portes. Le peuple, les simples fidèles et les simples prêtres de là-bas
ne comprenaient pas cette attitude et se sentaient abandonnés. Les premières fois que je me suis rendu dans ces pays, les gens ont dit à peu près
cela : «Dieu merci, vous êtes venu, enfin quelqu’un qui vient depuis l’autre côté; nous avions pensé que nous étions déjà passés par pertes et profits».
APIC:Vous êtes le premier cardinal à franchir le «Rideau de fer»…
CardinalKönig:Effectivement. A la mort du cardinal Stepinac, archevêque
de Zagreb, j’étais déjà archevêque de Vienne. Si nous vivions des temps
normaux, me suis-je dit, j’irais naturellement à son enterrement. Mais il y
avait le «Rideau de fer»! J’ai pensé qu’il fallait tout de même poser un
signe de bonne volonté : demander à l’ambassade yougoslave un visa que je
n’allais de toute façon pas recevoir.
La main de Dieu
A ma grande surprise, je l’ai reçu. Mais le 13 février 1960, à Varasdin,
60 kilomètres avant Zagreb, j’ai eu un grave accident dû au verglas. Cela
provoqua une grande émotion dans le monde, parce qu’on croyait que j’étais
tombé dans une embuscade et que c’était un attentat. A l’hôpital, j’étais
seul dans une petite chambre aux parois nues, avec seulement un portrait de
Tito. «Quel sens a cet accident ?», me suis-je demandé. J’ai alors pensé
que l’archevêque de Vienne devait porter le souci des pays situés derrière
le «Rideau de fer». Depuis, j’ai pensé qu’il fallait jouer un rôle de pont,
que le Bon Dieu m’avait «lancé» par-dessus le «Rideau de fer».
Première visite au cardinal Mindszenty, réfugié à l’ambassade américaine
En 1961, Jean XXIII m’avait demandé d’aller à Budapest visiter le cardinal Mindszenty, réfugié à l’ambassade américaine depuis l’insurrection hongroise en 1956. Quand il m’a sollicité, je lui ai demandé comment il s’imaginait la chose parce qu’il y avait le «Rideau de fer». Il a répondu à moitié sérieux : «Achetez un billet à la gare de Vienne et allez à Budapest».
Je n’étais jamais allé de ma vie à Budapest – qui n’est pas plus éloignée de Vienne que Salzbourg – et c’était pour moi comme aller en Chine! Le
pape m’a demandé d’apporter des informations sur le Concile, qui était en
période de préparation et d’essayer d’établir un contact. Le fait que j’aie
alors reçu un visa – c’était en avril 1961 – était considéré comme sensationnel. A l’ambassade américaine, où il était réfugié depuis 1956, j’ai
rencontré pour la première fois le cardinal Mindszenty: un petit homme,
avec de grands yeux, portant une soutane noire avec une croix épiscopale.
Il m’a demandé en latin : «Que veut le pape de moi ?».
Puis il a mis la radio à toute puissance pour que nous ne soyons pas entendus. Ma visite était un signe que le pape pensait à lui, qu’il aimerait
bien l’inviter au Concile. Je lui avais apporté les documents préparatoires
du Concile, mais il les a à peine regardés. Il était trop préoccupé par la
situation hongroise : «Je subis la captivité imposée par les marxistes, je
dois défendre ma patrie et ma foi, par la résistance passive», disait-il.
Il avait beaucoup besoin de parler, de décrire la situation. J’ai remarqué qu’à certains moments, il n’avait plus une compréhension réaliste des
événements : il m’a ainsi demandé pourquoi les Américains ne chassaient pas
les soldats russes de Hongrie… Je pense que les années de prison et les
mauvais traitement l’avaient marqué aussi psychiquement. L’Eglise universelle et le Concile n’étaient visiblement pas sa priorité, le souci de son
pays et de l’Eglise de Hongrie le prenait totalement. Cette première visite
a été un signal et elle s’est répandue à travers tout le pays comme une
traînée de poudre : «L’archevêque de Vienne est là, il y a un pont !». Les
gens sentaient qu’ils commençaient à respirer.
C’est comme cela que tout a commencé. De facto, je n’avais aucun mandat
officiel et à la Secrétairerie d’Etat du Vatican – je l’ai remarqué plus
tard – on a eu au début quelques réticences. A la fin, cependant, j’étais
considéré comme le grand pionnier, celui qui a construit des ponts entre
l’Ouest et l’Est. Il est de bon ton pour certains maintenant de critiquer
l’»Ostpolitik» du Vatican – les premières tentatives de compromis pour les
nominations épiscopales en Hongrie ont commencé en 1962 – mais on ne peut
juger les événements de l’époque avec les yeux d’aujourd’hui.
Contrairement au cardinal Mindszenty, les évêques hongrois par exemple,
étaient d’avis qu’il fallait faire des compromis pour survivre. Et ils
n’étaient pas les seuls ! L’idée du cardinal Casaroli était notamment de
remplacer les vicaires capitulaires – considérés comme «acceptables» par
l’Etat – par de vrais évêques et cela ne pouvait être atteint que par la
voie du compromis. C’est du révisionnisme historique de critiquer la réalité du passé avec les critères du temps présent : je ne crois pas que nous
aurions atteint plus avec une position de refus de dialogue; l’Eglise aurait été encore plus étranglée. (apic/be)
Encadré
Biographie du cardinal König
Franz König est né le 3 août 1905 à Warth, près de Rabenstein, dans le diocèse autrichien de Sankt-Pölten. Après des études de philosophie et de
théologie à l’Université Grégorienne de Rome, il est ordonné prêtre le 29
octobre 1933. En 1948, il est nommé professeur extraordinaire de théologie
morale à l’Université de Salzbourg. Nommé évêque auxiliaire par Pie XII en
1952, il devient quatre ans plus tard archevêque de Vienne, charge qu’il
exercera jusqu’en 1985. En 1958, il est créé cardinal par Jean XXIII. Le
cardinal König sera jusqu’en 1981 président du Conseil pontifical pour le
dialogue avec les non-croyants. Il s’est beaucoup engagé pour le développement de l’oecuménisme, le dialogue entre les religions et la responsabilité
commune des prêtres et des laïcs à l’intérieur de l’Eglise. (apic/be)
La Communauté St Jean, communauté nouvelle, née à Fribourg (Suisse) en 1975
APIC-Interview
autour du Père Marie-Dominique Philippe, OP, a connu en 14 ans un rapide
essor, puisqu’elle compte actuellement 250 membres avec les novices. Objet
parfois de controverses, soupçonnée au départ par certains d’être un séminaire parralèle, elle précise peu à peu son visage. Au terme de toute une
évolution canonique, la communauté St Jean a été reconnue définitivement en
juillet 1986 comme «institut religieux clérical de droit diocèsain», sous
la responsabilité de l’évêque d’Autun, actuellement Mgr Raymond Séguy.
St-Jodard: interview du Père Marie-Dominique Philippe, (130789)
fondateur et modérateur de la Communauté St-Jean
Une alternative par rapport à l’intégrisme ?
St-Jodard (France), 13juillet(APIC/Katherine Winiarek) Le Père Marie-Dominique Philippe, 76 ans, fondateur et modérateur de la Communauté St Jean
et qui a été été pendant plus de 30 ans professeur de théologie et de philosophie à l’Université de Fribourg, a présenté à l’agence APIC la Communauté, comment se déroule son expansion et comment il voit son avenir.
APIC : Père Philippe, la Communauté St-Jean est née d’une demande des
étudiants qui suivaient vos cours de philosophie à Fribourg, est-ce que
malgré tout vous acceptez le titre de fondateur ?
Père Marie-Dominique Philippe : Pour moi cela ne signifie par grand chose,
parce que je me suis beaucoup plus considéré comme à leur service, pour essayer de comprendre ce qu’eux-mêmes désiraient, plutôt que d’avoir un plan.
En moi-même, je n’avais pas d’intuition particulière, mais je voyais bien
les grands manques dans l’Eglise! Ces manques je les sentais très fort au
plan doctrinal, mais d’une façon contemplative. Je n’aurais pas, pour moimême, fait quelque chose, mais quand il y a eu un appel de la base, je me
suis dit : «C’est un appel de l’Eglise». J’ai vu la misère de ces jeunes
qui n’avaient pas d’enseignement qui leur convenait et auquel ils
aspiraient. Ils aspiraient à un enseignement philosophique fort, qui ne
soit pas en dualité avec leur vie chrétienne, avec leur désir de prière et
de contemplation, et ils aspiraient à un enseignement qui puisse se transmettre.
APIC : Qui entre à la commuanuté St Jean ?
Père Philippe : A Fribourg, le recrutement se faisait surtout chez les
étudiants, il fallait suivre mes cours, ici à St-Jodard (Loire), beaucoup
entrent pour la vie religieuse avec le souci second d’être prêtre. C’est
beaucoup moins centré sur ma personne, et beaucoup plus sur la
communauté…
APIC : On vous a souvent reproché de recruter dans les milieux «argentés»!
Père Philippe : A Fribourg, c’était vrai, parce que pour venir à Fribourg,
ce n’était pas si facile que cela! De fait c’est comme cela que les
premiers sont venus. Mais Mgr Séguy quand il est venu nous rendre visite a
voulu se rendre compte d’où venait le recrutement. Il a vu 45 novices et
leur a demandé de quels milieux ils venaient, et bien il a pu constater que
les différents milieux étaient tous représentés en proportions à peu près
égales. Il s’est alors retourné vers moi et m’a dit : «Cela est bien!»
APIC : Vous êtes déjà présents sur 4 continents dans 16 fondations, comment
procédez-vous habituellement pour vos implantations ?
Père Philippe : On a toujours refusé l’appel des laïcs pour une implantation parce qu’on peut avoir des laïcs qui sont mécontents de leur évêque ou
de leurs prêtres, alors on ferait une scission, on veut au contraire essayer de maintenir l’unité. On est là lorsque les évêques nous demandent. On
discute avec eux ce qui nous semble être le plus dans le sens de notre formation : l’enseignement auprès des jeunes (lycées) et auprès des familles
sous forme de retraites. On demande simplement que l’on puisse avoir une
vie religieuse contemplative, de recherche de la vérité.
APIC : Vous pourriez être un vivier où puiser en cas de manque de prêtres ?
Père Philippe : On n’est pas très chaud pour cela, mais voyez à Cotignac
dans le Var ou à Genève, on a accepté des paroisses. Cela n’est pas
directement notre vocation. Moi je mise plus du côté de la doctrine, de
l’enseignement.
APIC : Certains craignent parfois dans d’Eglise que vous représentiez un
retour en arrière par rapport au Concile.
Père Philippe : Pour moi, traditionalistes ou progressistes ont des
catégories qui n’affectent pas la théologie. La théologie chrétienne, c’est
une recherche de la vérité pour mettre toute notre intelligence au service
de la foi et de la parole de Dieu. Le Concile Vatican II demande
l’ouverture au hommes : est-ce pour les suivre ? ou est-ce pour les aider,
pour leur donner un témoignage de vérité et les enseigner en les écoutant,
dans un dialogue ? Si c’est pour les suivre, alors je n’ai pas besoin de
faire de philosophie et de théologie. Si c’est pour les aider il faut au
contraire une philosophie qui regarde l’homme. Et ce qui me semble
terrible, c’est que depuis le Concile on fait moins de philosophie! Ici
j’essaie d’en faire plus…
APIC : N’avez-vous pas joué un rôle d’alternative par rapport à
l’intégrisme, à une époque ?
Père Philippe : C’est vrai que certains jeunes que je voyais s’orienter
vers Ecône, je les ai rattrapé par la peau du dos… Je leur ai dit :
«Qu’est-ce qu vous allez faire là-bas! Chez nous vous resterez fidèles à
l’Eglise, et vous allez vous élargir l’esprit et non vous enfermer». C’est
vrai que d’une certaine manière on peut servir de plaque tournante parce
que nous aimons le pape, St Thomas, les saints, et que l’on se met à leur
école!
APIC : Comment entrevoyez-vous l’avenir de la communauté ?
Père Philippe : Je n’en sais rien… Nous avons des demandes en quantité
pour fonder des prieurés (7-8 personnes). Le peuple de Dieu a besoin de ces
petites communautés de prière, il a besoin qu’on lui prêche la doctrine.
Nous n’avons pas les même méthodes que les autres, mais c’est pas en
opposition, c’est différent! Dans l’Eglise, il y a toujours eu la vie
religieuse et la vie diocésaine et c’est nécessaire qu’il y ait les deux.
Si j’avais 100 prêtres libres, du jour au lendemain je pourrais les
envoyer. Et des demandes qui datent de 2 ou 3 ans! Mais on voit
actuellement qu’il faut fortifier ce que nous avons fondé, ne pas partir à
la légère… Au début on m’a critiqué au sein de la commuanuté, d’une
critique très douce, en disant que j’allais trop vite! Mais je voulais
qu’il y ait tout de suite des points qui montrent que nous existons.
(apic/kw/bd)