"Entre le bœuf et l’âne gris", un chant du 16e siècle. Nativité de Gentile da Fabriano, 1423, Florence, Galerie des  Offices
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Chants de Noël, des hymnes à la paix, parfois détournés, parfois vécus

L’histoire des chants de Noël présente quelques télescopages saisissants, et pas toujours des plus heureux, entre le Royaume de Dieu et celui des hommes. Petit tour entre les paroles et les notes de quatre d’entre eux parmi les plus connus dans nos contrées.

«Entre le bœuf et l’âne gris, / Dors, dors, dors le petit fils…» Qui ne connaît ce chant qui décrit un nouveau-né endormi dans les bras de sa mère Marie, entouré de roses, de lys et de «pastoureaux jolis», tandis qu’une armée d’anges et de séraphins volètent autour de lui et chantent pour annoncer son arrivée, le messie, l’Emmanuel?

Une version antisémite

Ce que l’on sait moins, c’est que ce chant qui remonte au 16e siècle – ce qui fait de lui sans doute le plus ancien chant de Noël en français ayant subsisté – présentera deux siècles plus tard, et pour 150 ans, une dernière strophe d’un tout autre ton. Reprenant l’accusation de «peuple déicide» régulièrement portée par les chrétiens à l’encontre des Israélites depuis le 2e siècle (notamment par Justin de Naplouse et Méliton de Sardes, même si ni l’un ni l’autre n’ont explicitement utilisé cette expression), le cantique d’amour se fera dans cette version clairement antijuif. Dans un sixième couplet accusateur et violent,  «mille juifs» «mutins», «assassins» et «cruels» sont présentés crachant «à l’entour de ce grand Dieu d’amour».

«Entre les larrons sur la Croix,
Dors, dors, dors le Roi des Rois:
Mille Juifs mutins,
Cruels assassins,
Crachent à l’entour
De ce grand Dieu d’amour.»

Dans Noël anciens et nouveaux, ou cantiques spirituels (1792)

Cette version fut imprimée pour la première fois à Nantes en 1792, dans l’ouvrage Noël anciens et nouveaux, ou cantiques spirituels, puis régulièrement rééditée, jusque dans les années 1940, comme dans Les Enfantines du bon pays de France (Sandoz et Fischbacher, 1878). Fut-elle chantée dans certaines églises? Il se peut, même si le catéchisme du Concile de Trente précisait deux siècles plus tôt déjà, en 1566, que les responsables de la mort du Christ étaient les pécheurs de toute l’humanité et non les juifs seuls. Il faudra cependant attendre 1959 et le pape Jean XXIII pour que la terminologie utilisée dans la liturgie catholique soit elle aussi nettoyée de toute marque d’antijudaïsme. Ainsi allait de la prière du Vendredi saint de la liturgie catholique qui incluait depuis le 7e siècle une oraison latine intitulée Oremus et pro perfidis Judaeis.

L’influence pacifique de Douce nuit, sainte nuit

Plus pacifique est l’histoire de Douce nuit, sainte nuit, l’un des chants de Noël les plus célèbres au monde, traduit dans 300 langues et inscrit depuis 2011 au patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO.

À la veille de Noël 1818, alors que l’Europe se remet des guerres napoléoniennes, il est chanté pour la première fois en allemand dans l’église Saint-Nicolas d’Oberndorf, un petit village autrichien proche de Salzbourg. Joseph Mohr, le prêtre de la paroisse, rédige le fameux Stille Nacht, Heilige Nacht pour réconforter la population.

«Comme il n’est pas possible d’utiliser l’orgue [tombé en panne: ndr], le prêtre auxiliaire et l’instituteur du village ont spécialement composé une chanson qui peut s’accompagner à la guitare. Le nouveau chant rappelle une berceuse, tant par sa mélodie que par son texte qui décrit l’Enfant Jésus dormant profondément», expliquait Alexander Rechsteiner, du Musée national suisse, à l’occasion des 200 ans du chant.

Un siècle plus tard, le 24 décembre 1914, la magie de ce chant opèrera sur la ligne de front belge près d’Ypres. Des soldats allemands allument quelques bougies et entonnent Stille Nacht. Soudainement, de l’autre côté des tranchées boueuses, les ennemis reprennent l’air en anglais, et les voix des deux chœurs se rejoignent. Les armes se taisent, pour un instant de grâce dans la terrible guerre qui commence.

Militaires allemands et britanniques réunis lors de la trêve de Noël 1914 | DP : photo: Robson Harold B, Imperial War Museums

Sur un air de chasse

Une espérance que reflète un troisième chant de Noël bien connu, Il est né le divin enfant, composé aux alentours de 1818. Il sera repris dans plusieurs recueils de cantiques dès la Restauration. On y chante l’arrivée de ce roi annoncé depuis plus de 4000 ans par les prophètes, «sauveur que le monde attend», conquérant… des cœurs.

Pour le musicologue Julien Tiersot (1857-1936), son air sautillant serait dû au fait qu’il s’agit d’une reprise arrangée d’un air de chasse français du 17e siècle, La Tête bizarde. «Le naïf et pastoral chant du Noël n’était qu’une sonnerie de cor de chasse!» écrit-il en 1886 dans son ouvrage Les chansons populaires de la France.

Ou sur une marche militaire

Les noëlistes, en effet, ont parfois tendance à plaquer leurs textes sur des chansons françaises plus anciennes et déjà connues. C’est par exemple le cas de La marche des rois, un chant qui fut rendu populaire suite à sa reprise en 1872 par Georges Bizet dans l’Arlésienne. La musique du cantique serait une version arrangée d’une Marche de Turenne, une marche militaire remontant au 17e siècle, d’où ses accents martiaux et triomphants.

L’auteur des paroles, le Père Joseph-François Domergue, curé dans le Gard au 18e siècle, a toutefois choisi de ramener les chrétiens à plus d’humilité dans ses derniers vers, faisant s’incliner les trois rois devant le Christ enfant. Dans une des nombreuses versions retrouvées de ce chant, il est rappelé encore plus explicitement que le Royaume du Christ n’est pas de ce monde. «Où vont les trois / Magnifiques rois ? / Fêter celui qui doit mourir en croix.» (cath.ch/lb)

«Entre le bœuf et l’âne gris», un chant du 16e siècle. Nativité de Gentile da Fabriano, 1423, Florence, Galerie des Offices
19 décembre 2023 | 17:00
par Lucienne Bittar
Temps de lecture: env. 4 min.
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