Le Père Marie-Dominique Philippe est resté dominicain toute sa vie | DR
Dossier

La terrible histoire 'incestueuse' des Frères de Saint-Jean

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Le troisième rapport sur le Père Marie-Dominique Philippe révèle une terrible histoire «incestueuse», dans laquelle le fondateur des frères de St-Jean, et pas moins de 72 frères ont commis des abus sur au moins 167 victimes, en majorité des femmes dont beaucoup des religieuses.

La congrégation des Frères de St-Jean, née à Fribourg en 1975, a été longtemps considérée comme «la relève de l’Église». Après les premières révélations de «gestes contraires à la chasteté» de son fondateur Père Marie-Dominique Philippe en 2013, les témoignages de ses dérives spirituelles et sexuelles n’ont cessé de s’accumuler. Le rapport de 800 pages de la Communauté St-Jean, publié le 26 juin 2023, retrace ›de l’intérieur’ la terrible histoire ›incestueuse’ de la congrégation.

La communauté des Frères de Saint Jean a été fondée en 1975

En effet, depuis 1975, date de la fondation, en plus du Père Marie-Dominique, pas moins de 72 frères dont 8 formateurs (sur 871) sont impliqués dans des abus sur au moins 167 victimes,dont une majorité de femmes (128), et pour beaucoup des sœurs. Fruit d’un travail mené avec des historiens, des psychologues et des théologiens, le rapport, intitulé Comprendre et guérir, décrypte le système d’emprise et d’abus spirituels et sexuels mis en place par son fondateur et reproduit par de nombreux frères.

La majorité des faits ont été commis par des frères prêtres, dans le cadre de l’accompagnement spirituel de femmes majeures. Le terme abus va de paroles inadéquates, des sollicitations équivoques, des attouchements sexuels à des viols caractérisés.

Un édifice d’abus systémiques

Ce rapport complète les deux précédents commandés par les dominicains et par l’Arche de Jean Vanier. Il en diffère cependant dans le sens où c’est la communauté Saint-Jean elle même qui interroge ses origines et son passé. Une interrogation redoutable qui pourrait mettre en péril son existence même. Les abus multiples du fondateur, sa gouvernance déviante, sa doctrine dévoyée constituent des mécanismes implacables qui ont entraîné la communauté dans une «culture de l’abus».

Les révélations sont accablantes. Le système d’emprise généralisé au sein de Saint-Jean est largement documenté. Dès les années 1950, le Père Marie-Dominique Philippe a couvert son frère, Thomas Philippe, condamné en 1956 par Rome, pour des abus sur des femmes qu’il accompagnait spirituellement dans le cadre de l’Eau Vive. Lui-même, usant de justifications «mystiques» héritées manifestement de son oncle le Père Dehau, dominicain comme lui, n’a pas tardé à adopter des comportements déviants. Les gestes sexuels qu’il impose à des femmes à la faveur d’un accompagnement spirituel sont placés sous le sceau du secret face à des responsables hostiles  qui ne ›peuvent pas comprendre’. Cette rhétorique, sous le couvert d’un langage spirituel de grâces et d’amour souvent confus, va se développer dans les décennies suivantes et surtout après la fondation des frères de St-Jean.

Frère François-Xavier Cazali, nouveau prieur général des Frères de Saint-Jean | capture d’écran Youtube

Parmi les premières femmes sous emprise, figure Alix Parmentier, pièce maîtresse dans l’édifice des abus. Intellectuelle elle aussi, elle est obsédée par «le Père» à qui elle écrit des lettres de dévotion amoureuse. Leur relation équivoque tourne vite en rapports charnels. A partir de 1962, après quelques années de vie religieuse, elle devient son assistante à l’Université de Fribourg. Lorsqu’elle devient en 1983 prieure générale des sœurs contemplatives de Saint-Jean, elle va elle-même initier des frères à ces pratiques et justifications, qui, à leur tour, vont les reproduire sur d’autres.

Dévoiement de l’accompagnement spirituel

«La relation personnelle d’accompagnement apparaît comme étant au centre des abus commis dans la famille Saint-Jean», note le rapport. La direction spirituelle dérive rapidement vers l’abus, toujours au nom de l’amour mystique.

Pire, lorsque les abuseurs sont confrontés à des dénonciations, ils trouvent le soutien de leurs supérieurs, ceux-ci étant parfois être eux-mêmes des abuseurs. Et le cercle vicieux se referme. Quand Marie-Dominique Philippe lui-même a été mis au courant d’abus, «il n’a pas essayé de dissuader les auteurs, ni de protéger les victimes. Dans certains cas, il a seulement cherché à vérifier que l’intention était bonne, ce qui peut être une forme subtile d’approbation », souligne le rapport. «Les abus sexuels n’ont été qu’une traduction, particulièrement grave, de cette emprise, qui s’est aussi traduite par des abus spirituels, des abus de conscience ou de pouvoir».

Justifier les abus par la doctrine

L’analyse de la doctrine de Marie-Dominique Philippe constitue l’apport nouveau de ce rapport. On y découvre que non seulement le dominicain n’avait pas le niveau que lui prêtaient ses admirateurs, mais qu’il avait dévoyé sciemment l’enseignement du magistère et de la tradition sur Aristote ou saint Thomas d’Aquin. «Ces modifications nettes de la doctrine aristotélicienne ou thomasienne vont toujours dans le même sens, celui d’une justification des abus», note le rapport.

Il en résulte une obéissance absolue au père spirituel, seul à connaître la volonté divine; le primat de l’intention dans le jugement moral d’un acte, au-delà de sa réalité objective; l’appel aux ›motions’ de l’Esprit Saint, contre l’exercice de la raison. Au final, le Père Philippe a développé et enseigné une conception déviante de la vie religieuse et spirituelle. Le brouillage des repères et des consciences s’est infiltré à tous les niveaux. Ce qui explique pourquoi la communauté a eu autant de mal à sortir son emprise.

Comment guérir?

La parole courageuse des victimes d’abus a permis à la famille St-Jean d’ouvrir un chemin de vérité et de guérison assure le communiqué de présentation. Depuis une dizaine d’années, la communauté a questionné l’héritage de son fondateur et mis en place des réformes. Depuis 2015, la commission SOS abus recueille les témoignages.

En 2022, tout comme les communautés religieuses féminines de la famille St-Jean, les frères ont décidé de ne plus se référer à la règle de vie écrite par le Père Philippe. Une nouvelle organisation de la gouvernance plus décentralisée et un nouveau cursus de formation ont été mis en place. Le travail de la commission s’inscrit dans cet effort de vérité de réformes et de guérison qui doit se poursuivre, conclut le communiqué. L’exercice de purification pourrait se montrer redoutable. (cath.ch/mp)  

Une première condamnation en 1957 levée en 1959

En 1956, le Père Marie-Dominique Philippe se trouve déjà dans le viseur du Saint-Office pour ses pratiques déviantes envers des jeunes femmes et des religieuses. Quelques extraits des témoignages de l’époque:
Mère Marie René Seuillot, fondatrice et supérieure des Soeurs de Ste-Marie écrit en 1952 au Père Paul Philippe (chargé d’enquêter sut Thomas Philippe NDLR): «En outre, l’un et l’autre (des frères Philippe) gardent volontiers auprès d’eux des filles qui pourraient faire de bonne religieuses ailleurs, afin de les mener plus sûrement à la contemplation à deux dont ils sont friands.»
«Marie Dominique Philippe (…) avait toujours donné le conseil de se taire en fondant ce mot d’ordre sur l’argument suivant: ›Quand on est seul en cause on doit parler, mais quand on risque de mettre en cause d’autres, on doit se taire’», lettre du provincial des dominicains au Saint Office, le 16 juin 1956.
«J’ai entendu parler du Père Marie-Dominique Philippe par la maîtresse des novices d’Estavayer- le-Lac. Elle m’a dit que l’action du Père dans ce couvent avait jeté le trouble et la division» Père Vincent Ducatillon, provincial des dominicains.
Le maître général des dominicains, le Père Michael Brown, prend la défense de Marie-Dominique Philippe: «Il admet de sa part une certain affectivité un peu exagérée envers quelque personne troublée et agitée en priant avec elle. Pourtant dans ce qu’il m’a décrit, il n’y avait rien d’impur, ni même d’impudique à proprement parler.»
Le 6 février 1957, le Saint Office condamne le Père Marie-Dominique Philippe à ne plus pouvoir écouter les fidèles en confession, ni exercer une quelconque direction spirituelle. En outre il lui est interdit d’enseigner des matières touchant à la spiritualité. Cette peine, prononcée pour une durée indeterminée, sera levée deux ans plus tard. A l’Université de Fribourg, où Marie-Dominique Philippe enseigne, on ignore tout de cettte sanction. Il trouvera un prétexte pour être mis en congé de son enseignement durant deux ans. Cette condamnation n’a été rendue publique qu’en 2019 ! MP

Les abus dans la communauté St-Jean
Avec la fondation de la communauté St-Jean, les abus du Père Marie-Dominique Philippe se sont poursuivis sur de nombreuses femmes. La première est sa collaboratirce Alix Parmentier dont il a déjà été question. Elle éprouvait d’ailleurs une vive jalousie envers les jeunes soeurs qu’elle voyait proches du Père Philippe. Mais elle était évidemment contrainte de fermer les yeux, au sens figuré comme au sens propre.
Dans les années 1985-1995, désormais en assez mauvaise santé, elle se sentit de plus en plus mise à l’écart. Selon les auteurs du rapport c’est aussi pour garder une place auprès de lui qu’elle avait accepté de prendre la responsabilité des soeurs de St-Jean tâche pour laquelle elle n’avait apparemment ni attirance ni compétence.
Les plus anciens abus commis par le Père Philippe sur des femmes à partir de la fondation de la communauté St-Jean datent de la période de Fribourg, de 1975 à 1982. Trois femmes ont témoigné à ce sujet.
Après leur installation en France, ce sont les maisons de formation qui ont été le cadre des abus. D’autres abus sont décrits à Paris, où le Père Philippe se rendait souvent le week-end. Alors âgé de plus de 70 ans, il vivait entouré de femmes 50 ans plus jeunes que lui. Pour les années 1983-85 six témoignages de religieuses ont été recueillis. Les abus se poursuivent ensuite dans la branche des religieuses contemplatives où au moins sept cas sont signalés. Chez les soeurs apostoliques on recense neuf dénonciations.
Des religieuses d’autres communautés sont également concernées. L’enquête évoque aussi le cas d’un jeune fille mineure âgé de 16 ou 17 ans lors d’un Festival St-Jean. Au total le nombre des femmes identifiées se monte à 24.
Ces pratiques: embrassades forcées, attouchements sexuels sur ou sous les habits, masturbation ou fellation, se répètent parfois sur des années. Dans les années 1980 on peut estimer qu’il entretenait ce genre de relations avec quatre femmes parallèlement. MP

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Le Père Marie-Dominique Philippe est resté dominicain toute sa vie | DR
27 juin 2023 | 17:05
par Maurice Page

Le chapitre général des Frères de Saint-Jean, achevé le 10 mai 2019, a procédé à un examen de conscience approfondi sur les abus sexuels qui ont gangrené la communauté. Outre les turpitudes du fondateur, le Père Marie-Dominique Philippe, décédé en 2006, une commission a mis en cause 30 frères accusés d'abus.

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