Homélie du 30 mai 2019 – Ascension (Lc 24, 46-53)

 Abbé Joël Pralong – Communauté des Sœurs de la Ste-Croix d’Ingenbohl, Fribourg

 L’Ascension est à la fois l’expérience d’un vide, d’un manque, d’un profond moment de solitude, mais aussi d’une présence, d’une autre forme de présence… A l’intérieur… Il y a en nous comme un vide… en forme de Dieu ! « Notre cœur est en forme de Dieu » (Saint Augustin). Il faut juste le remplir de Dieu comme on remplit une bombonne d’oxygène, pour un plus de vie, une vie de qualité. Dieu, un plus de vie ? Mais oui, la vie totale !

L’Ascension : un accouchement

L’expérience d’un deuil brutal est tout à fait significative… On demandait à un papa qui avait perdu brutalement son fils : « Mais comment fais-tu pour tenir debout ? » Sa réponse : « Ce n’est pas moi, c’est lui qui me tient debout… » Ou bien sainte Monique parlant de sa mort prochaine à son fils Augustin : « Je ne serai plus où j’étais, mais je serai partout là où tu seras. » La douleur est intense, mais au plus profond de soi, il y a comme une force, une vie, une présence qui parle plus fort que tous les poisons du cœur.

A l’Ascension, c’est ce message que Jésus veut faire passer à ses disciples.  Il les avait déjà préparés à son départ : « Je pars, vous allez être tristes, troublés, effrayés, mais je reviendrai vers vous et je vous prendrai avec moi… » Oui, Jésus nous saisit de l’intérieur, il nous met en lui, il fait de nos cœurs sa demeure… (cf. Jn 14) Et aujourd’hui : « Vous allez recevoir une force venue d’en haut, celle de l’Esprit-Saint qui fera de vous mes témoins… » Jésus est la Tête de ce grand Corps qui est l’Eglise et dont nous sommes les membres. L’Ascension, c’est comme un accouchement : la Tête a passé la porte étroite, elle est entrée dans la vie. Et si la Tête est entrée dans la vie, c’est sûr qu’elle va entraîner tout le reste du Corps avec elle, et nous avec !
Jésus s’en va, certes, mais pour être plus profondément présent à nos cœurs, par l’Esprit-Saint. Une présence comme un moteur en nous, une force, une source d’inspiration. L’Ascension, c’est comme un lever de soleil au petit matin. Au début, il fait noir, et puis apparaît ce point lumineux, qui grossit, grossit. Et voilà le soleil arraché à l’horizon, qui s’élance vers le ciel. Et plus il monte vers le ciel, plus il remplit toutes choses de sa lumière. « Jésus, nous dit saint Paul, est monté au-dessus de tous les cieux afin de remplir tout l’univers » (Ep 4,10)

Une absence habitée par la joie

La vie chrétienne est marquée par cette contradiction : à la fois un vide et une plénitude, une absence et une présence, souffrance et joie, peur et confiance, mort et vie… Contradiction dépassée par la victoire du Ressuscité… Après le départ de Jésus, nous dit l’évangile, les disciples retournèrent à Jérusalem EN GRANDE JOIE ! Un manque, certes, une absence, mais habitée par la joie…

Solitude angoissante

Mais très concrètement, pour entrer dans cette joie divine, il nous faut passer par bien des épreuves, éprouver le vertige du gouffre, de la nuit, de la solitude, parfois même du désespoir… Nous traversons tous dans la vie ces moments de solitude angoissante. Qu’on le veuille ou non, de la naissance à la mort, nous en sommes tous marqués… Solitude étouffante comme dans un sas, qui nous étouffe, ou bien nous pousse à chercher une ouverture, vers le haut, vers la lumière, vers Dieu ! Comme la fleur tend vers le soleil. Ceci est inscrit dans notre nature.

Oui, je suis terriblement seul quand je me sens incompris, rejeté, abandonné…

Oui, je suis cruellement seul lorsqu’un être cher m’est arraché, ou bien lorsque la rupture, la séparation, la trahison de l’amour, finissent par me broyer toute espérance…

Oui je suis seul dans ces moments rongés de culpabilité, sans savoir comment m’en sortir, à qui me confier…

Oui je suis seul dans ces instants où, jeté aux frontières de la mort dans un lit d’hôpital, plus personne ne parvient à me rejoindre, pas même cette main amie jointe à la mienne…, si ce n’est une voix discrète et chaude venue de cet au-delà du coeur : « N’aie pas peur, viens vers le Père ! »

Oui, je suis seul cloué au lit, limité par mon handicap, ma maladie ou par les difficultés de l’âge…

Oui, je suis horriblement seul quand je me dis que ma vie n’a aucun sens et que je ne sais pas pour quoi ou pour qui je vis… Alors que, il me semble, j’ai tout ce qu’il me faut sauf… l’essentiel ?

Un cri vers Dieu

Alors, que fait-on de toutes ces solitudes ? Un cri de désespoir jeté dans le néant ? Ou bien un cri vers Dieu ? Qui veut venir habiter nos solitudes, là où personne d’autre que lui ne peut y entrer. La réponse ne peut venir que d’un autre, que de lui, Dieu, à travers sa Parole, qui résonne dans les évangiles. Cette Parole a du sens, elle fonde notre espérance, elle me fonde moi comme humain, je peux me bâtir dessus. Et plus encore : cette Parole me donne mon identité profonde, éternelle : Je suis fils, enfant de Dieu, et rien, nul ni personne ne pourra m’arracher de la main du Père, et pas même la mort.

« Tu nous as fait pour toi Seigneur et notre cœur est sans repos tant qu’il ne demeure en Toi… » (Saint Augustin)

C’est cette Parole, promesse de Dieu qui vient du Ciel, devenue quelqu’un, présence, Esprit-Saint, qui nous habite après l’Ascension, et qui vient habiller notre cœur d’espérance et de joie.


ASCENSION DU SEIGNEUR
Lectures bibliques : Actes 1, 1-11; Psaume 46, 2-3, 6-7, 8-9Hébreux 9, 24-28 ; 10, 19-23; Luc 24, 46-53


 

 

 

 

 

 

Homélie du 26 mai 2019 (Jn 14, 23-29 et Ap 21, 10-14.22-23)

Abbé Marc Donzé – Basilique Notre-Dame, Lausanne

J’ai vu, écrit saint Jean sous le soleil de Patmos. J’ai vu un ange ; et puis j’ai vu la Ville sainte, la Jérusalem nouvelle qui vient d’en haut.

Je me suis demandé alors : qu’est-ce que voir ? et peut-on entrevoir, nous aussi, à l’instar de saint Jean, les merveilles de l’avenir ?

Voir, au premier abord, c’est voir le matériel, l’événementiel, le factuel ; l’immense multiplicité des choses et des faits. C’est voir l’actu, comme on dit dans le monde médiatique. C’est fascinant par sa richesse, mais c’est aussi dispersant. Et peut-être bien superficiel. C’est plus étendu que profond.

Je me suis souvenu alors d’un ami, décédé maintenant, qui avait séjourné longtemps en Chine. Il me disait : il faut brider les yeux. Cela permet de filtrer les éclats de lumière et donc de les regarder. Cela permet aussi de voir plus large. Et cela permet de voir en dedans : la face cachée, mystérieuse et riche des choses et des faits.

Brider les yeux, à la manière chinoise : à prendre avec humour et sens du symbole.

Apprendre à voir

Il se trouve qu’un grand savant et un grand théologien a écrit, entre Pékin et le désert de Gobi, un texte saisissant qui s’intitule justement « voir » et qui se trouve en prologue de son livre Le Phénomène humain. L’auteur, c’est Pierre Teilhard de Chardin.

Apprendre à voir, rien n’est plus important. « Voir ou périr », écrit Teilhard. Ou plus loin, « voir pour être plus ». Deux qualités principales dans ce « voir ». Il faut se mettre, en pensée, comme sur un point surélevé, d’où l’on peut embrasser largement l’arrière et l’avant, et donc les grands horizons de l’espace et de l’humanité. Et puis, il faut voir l’en-dedans, la face intérieure des choses et des êtres, ce que Teilhard appelle l’esprit. Je le cite : « Le moment est venu de se rendre compte qu’une interprétation de l’Univers doit, pour être satisfaisante, couvrir le dedans aussi bien que le dehors des choses, – l’Esprit autant que la Matière. La vraie Physique est celle qui parviendra à intégrer l’Homme total dans une représentation cohérente du Monde. » Et il ajoutera plus tard que l’avenir de paix et d’unité, au niveau des hommes, se construit par l’énergie amorisante ; en mots plus simples, par l’amour. Voir la matière, l’esprit, l’amour : on retrouve les trois ordres de Pascal.

Ce que saint Jean a vu

Je pense donc qu’en bridant les yeux, à la manière de Teilhard et de tant d’autres qui étaient attentifs au mystère, nous pouvons, nous aussi, entrevoir ce que saint Jean a vu sous le soleil de Patmos.

Ce qu’il a vu, depuis une haute montagne, c’est la Ville sainte, Jérusalem, qui descendait du ciel d’auprès de Dieu. Magnifique comme l’éclat d’une pierre précieuse, éclat qui a pour origine la lumière de Dieu. La Jérusalem d’en haut, c’est notre avenir.

Certains ont pensé, puisque la nouvelle Jérusalem descend d’auprès de Dieu, que Dieu faisait table rase de tout ce qui avait existé et offrait quelque chose de tout nouveau. Mais c’est une idée fausse. Car Dieu n’accompagne pas l’histoire des hommes pour un jour tout supprimer et enlever à ce que nous vivons toute signification. Le signe de cette assomption par Dieu de l’histoire des hommes, et de chaque homme, c’est que la nouvelle Jérusalem est une ville, et non pas une chaîne de montagnes ou une forêt ou un jardin. Or une ville, c’est une construction des hommes au cours d’une longue et patiente histoire ; ni Rome, ni New York, ni Pékin, ni Jérusalem ne se sont faites en un jour.

Une ville nouvelle

Que s’est-il passé alors pour que la ville soit nouvelle ? Avec toute l’évolution de l’univers, avec toute l’histoire des hommes, avec la destinée unique de chaque personne, avec l’amour qui unifie, tout a été renouvelé dans la lumière de Dieu. Renouvelé, transfiguré, embelli, débarrassé de toutes les scories du mal, pleinement illuminé par la Résurrection de l’Agneau de Dieu. En bridant les yeux, nous pouvons entrevoir cela : notre avenir, la promesse de notre avenir.

On peut prendre une comparaison pour dire ce renouveau total. Prenez un gant, celui d’un travailleur, avec ses usures, ses égratignures, ses beautés. De ce gant, on n’aperçoit que l’extérieur. Mais il a aussi une face intérieure, où se dépose la vigueur de la vie et de l’amour. Le renouveau, c’est comme retourner le gant. Alors apparaît ce qui est secrètement magnifique.

Dieu donc renouvelle tout, chacune de nos vies et l’humanité dans son ensemble. La Jérusalem nouvelle est une ville-peuple qui comprend les douze tribus d’Israël et les douze Apôtres, et symboliquement à travers eux, l’ensemble du Peuple de Dieu, aussi beau, dans sa transfiguration, que des pierres précieuses.

La voix de l’Esprit

Que c’est magnifique. Saint Jean l’a écrit pour que nous ayons plein de lumière et d’espérance pour le combat de la vie. Pour pouvoir l’écrire, il a fallu qu’il bride les yeux sous le soleil de Patmos et qu’il écoute la voix de l’Esprit. Car l’Esprit était avec lui comme un Défenseur, ce dont il avait bien besoin dans son exil sur cette petite île grecque. L’Esprit saint était son compagnon de route, celui qui rassure, celui qui met debout, celui qui permet de mettre un pied devant l’autre. L’Esprit saint donne la paix, au plus profond, une paix plus forte que tout ce que peut inventer la malice des hommes.

L’Esprit est aussi avec nous. Il nous permet d’entrevoir la Jérusalem céleste de notre avenir et d’y trouver lumière, force et consolation. Il nous donne la paix pour affronter tous les combats.

Qu’Il nous donne d’apprendre à voir avec hauteur de vue, avec la compréhension de l’esprit, avec la perception de l’amour. Qu’il nous donne un regard subtil et lumineux. Un regard qui aperçoit la croissance et le renouveau, même dans les usures et les égratignures. Ainsi pouvons-nous marcher en hommes et en femmes debout.

Et que l’Esprit donne aussi à l’Eglise la force de se renouveler profondément, comme ont su le faire au tout début les apôtres, quand ils ouvrirent la porte à ceux qui venaient d’ailleurs. Car la Jérusalem de lumière est pour tous. Seul le mal n’y entre pas.

Alors, que nous sachions voir chaque visage avec des yeux de lumière. Amen.

 


6e DIMANCHE DE PÂQUES
Lectures bibliques : Actes 15, 1-2.22-29; Psaume 66, 2-3, 5, 7-8; Apocalypse 21, 10-14.22-23; Jean 14, 23-29