Leonardo Boff est l'une des principales figures de la théologie de la libération | © Jean-Claude Gerez
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Benoît XVI et «les théologies de la libération»

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Comme préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi (CDF), le cardinal Ratzinger a entretenu des relations tendues avec la théologie de la libération. Son appréciation de cette théologie a cependant évolué sous la pression des évêques latino-américains.

Jacques Berset, pour cath.ch

Utilisé pour la première fois en Amérique latine en 1968 par Gustavo Gutiérrez, un prêtre péruvien qui avait étudié en Belgique et en France, les termes «théologie de la libération» (TdL) vont rapidement faire florès et recouvrir des réalités diverses.

Débordant le continent latino-américain, ce courant gagne bientôt l’Asie et l’Afrique. Des chrétiens du tiers-monde puisent alors, dans leurs convictions religieuses, la force de lutter contre l’oppression économique, policière et militaire, dans le contexte de la guerre froide opposant le bloc communiste et le monde dit «libre». Dans la majorité de ces pays, des centaines de millions d’êtres humains sont maintenus dans des conditions «infrahumaines», selon l’expression de l’évêque brésilien Dom Helder Camara (1909-1999).

«Subversion communiste»

La TdL, qui mobilise les populations pauvres et marginalisées en brandissant l’étendard de «l’option préférentielle pour les pauvres», va immédiatement se heurter aux oligarchies locales, appuyées par les secteurs conservateurs de l’Eglise. L’accusation de subversion accolée aux chrétiens «progressistes» sera rapidement relayée par les Etats-Unis.

«Le cardinal Ratzinger reproche aux théologies de la libération de réduire l’Evangile du salut à un évangile terrestre»

Ces derniers produisent en 1969 le Rapport Rockfeller, élaboré à la demande du président Nixon, puis en 1981 le Document de Santa Fe destiné à orienter le président Reagan dans sa politique latino-américaine. La TdL y est désignée comme le principal danger pour l’Amérique. Une accusation de «subversion communiste» qui sera rapidement relayée à Rome par les secteurs conservateurs de l’Eglise, alliés aux régimes militaires de l’époque.

«Ruineux pour la foi et la vie chrétienne»

C’est dans ce contexte géopolitique qu’est publiée, à l’été 1984, une Instruction sur quelques aspects de la théologie de la libération. Elle est de la main du cardinal Joseph Ratzinger, préfet de la CDF. Le prélat y met l’accent sur «les déviations et les risques de déviation, ruineux pour la foi et la vie chrétienne, que comportent certaines formes de théologie de la libération qui recourent, d’une manière insuffisamment critique, à des concepts empruntés à divers courants de la pensée marxiste». Il reproche aux «théologies de la libération» la tentation de réduire l’Evangile du salut à un évangile terrestre.

Le préfet de la Congrégation romaine souligne cependant que sa mise en garde ne doit «d’aucune façon être interprétée comme un désaveu de tous ceux qui veulent répondre généreusement et dans un authentique esprit évangélique» à «l’option préférentielle pour les pauvres».

Le cardinal rappelle, dans cette première instruction sur la TdL que «l’athéisme et la négation de la personne humaine, de sa liberté et de ses droits, sont au centre de la conception marxiste. Celle-ci contient donc des erreurs qui menacent directement les vérités de foi sur la destinée éternelle des personnes. De plus, vouloir intégrer à la théologie une ‘analyse’ dont les critères d’interprétation dépendent de cette conception athée, c’est s’enfermer dans de ruineuses contradictions».

Arme idéologique pour les dictatures militaires

Le texte dénonce dans le marxisme une «conception totalisante» qui impose sa logique et entraîne les «théologies de la libération» à accepter un ensemble de positions incompatibles avec la vision chrétienne de l’homme. Ces propos – venus d’une réalité européenne marquée par la guerre froide – sont bien accueillis par les milieux opposés à la TdL. Ils sont surtout utilisés par les puissants tenants du statu quo, tant dans les pays du Nord que du Sud, contre les acteurs du changement.

«Le discours romain fournira de puissantes armes idéologiques pour les dictatures militaires latino-américaines»

Dans une Amérique latine imprégnée par un fort héritage chrétien, confrontée à de très fortes inégalités sociales, le discours romain sans nuances fournira de puissantes armes idéologiques pour les dictatures militaires du sous-continent américain. Face à une vaste campagne de discrédit, la TdL, accusée de «contamination marxiste», devint alors suspecte au sein du clergé et des séminaires.

Six jésuites assassinés

Pour le Vatican, il s’agit de mettre en garde contre les déviations dues à la lecture de la réalité sociale avec des éléments du marxisme. Le Saint-Siège critique aussi des lectures «rationalisantes» de la Bible tendant à réduire l’histoire du Christ à celle d’un libérateur social et politique. A la même période, Joseph Ratzinger va imposer au théologien brésilien Leonardo Boff une période de «silence pénitentiel» et de privation de ses responsabilités éditoriales.

«En 1986 Jean Paul II dira que cette théologie est ›non seulement opportune, mais utile et nécessaire’»

Dans ce contexte d’âpres luttes idéologiques, ces reproches vont jeter la suspicion sur l’ensemble de la TdL. Certaines forces politiques profitent de ce climat de méfiance pour s’attaquer parfois physiquement à des animateurs de communautés de base, des catéchistes, des religieuses ou des religieux au Brésil, en Argentine ou dans d’autres pays latino-américains. Ainsi six jésuites de l’Université catholique centraméricaine (UCA) de San Salvador sont sauvagement assassinés le 16 novembre 1989. Ces religieux qualifiés de «subversifs» sont abattus de sang-froid par des membres d’Atlacatl, un bataillon spécial de l’armée salvadorienne entraîné par les Etats-Unis.

Théologie de la liberté

Le cardinal Ratzinger va pourtant publier, en 1986, une nouvelle instruction Sur la liberté chrétienne et la libération, qui, bien que n’annulant pas la première, la complètera et la nuancera. Rome y perçoit la TdL de manière plus positive, en y introduisant la dimension spirituelle d’une théologie de la liberté. L’intervention de certaines figures de l’épiscopat brésilien d’alors, soutenant les acteurs les plus en vue de la TdL, n’était pas restée sans effet. La même année, Jean Paul II dira, dans une lettre adressée aux prélats brésiliens, que cette théologie est «non seulement opportune, mais utile et nécessaire».

Si la TdL semblait un temps s’être étiolée, son évolution est toujours en cours. Elle s’est affinée dans un contexte en perpétuel changement, mettant en avant des générations montantes qui font face à de nouvelles problématiques: questions de genre, de minorités ethniques et culturelles, problèmes écologiques, etc. Ces théologies bénéficient désormais d’une certaine reconnaissance de la part du Vatican… et du pape François. (cath.ch/be)

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Leonardo Boff est l'une des principales figures de la théologie de la libération | © Jean-Claude Gerez
2 janvier 2023 | 11:46
par Rédaction

Benoît XVI s'est éteint le 31 décembre 2022 à l'âge de 95 ans. Celui qui fut plus longtemps pape émérite que régnant a été marqué par son milieu d’origine, ancré dans la tradition catholique et hostile aux idéologies politiques extrêmes. Joseph Ratzinger a ainsi forgé sa carrière au sein de l'Eglise comme une "armure" contre les influences néfastes du monde extérieur.

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