Le cardinal Journet, ici avec Pierre Mamie, en février 1965, à Fribourg | © Keystone/Archives
Dossier

Les batailles du cardinal Journet 2/3

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Le cardinal suisse Charles Journet a marqué l’ecclésiologie du 20e siècle n’a jamais été paré d’aucun titre universitaire, relève ironiquement Guy Boissard*, son biographe. Cela n’empêche pas l’abbé Charles Journet de se consacrer entièrement aux recherches et débats théologiques de son temps, et ceci dès son arrivée à Genève, en 1921.

Au cours de ses premières années à la paroisse du Sacré-Cœur se confirme son souci primordial d’éclairer les esprits au milieu d’une «grande confusion doctrinale»: confusion philosophique, d’une part, liée aux excès du positivisme et du scientisme; confusion théologique, de l’autre, menacée par le relativisme et la crise moderniste.

Contre le protestantisme libéral en Suisse

Dans ses premières années de sacerdoce, l’abbé Journet entreprend de lutter contre le protestantisme libéral qui règne en Suisse depuis plusieurs décennies. Sur les 26 articles publiés entre 1924 et 1925 dans quotidien genevois Le Courrier, une quinzaine constitue des réponses aux auteurs protestants. Face aux conceptions nouvelles des Réformistes, qu’il considère plus philosophiques que théologiques, qui réduisent la vérité religieuse à une élaboration personnelle des consciences individuelles et substituent la révélation à l’expérience subjective, Journet réaffirme avec force le dogme catholique: «Jésus Christ est vrai Dieu et vrai homme, consubstantiel à son Père par la nature divine et consubstantiel à nous tous par la nature humaine».

La publication de L’Esprit du protestantisme en Suisse en 1925 envenime davantage le débat. Reprochant au protestantisme libéral de trahir même la foi des protestants authentiques, l’abbé Journet l’accuse d’«arracher au Sauveur sa divinité». Le protestantisme est une «protestation contre le surnaturel, contre l’Église, œuvre authentique du Christ, contre le mystère du Verbe fait chair, contre les miracles mêmes évangéliques», écrit le théologien dans son ouvrage de 1925.

Avec De la Bible catholique à la Bible protestante, publié cinq ans plus tard, Journet contredit l’opinion protestante selon laquelle l’Église catholique aurait peur de la Bible et n’en laisserait percevoir aux fidèles que des vérités atténuées. En voulant ôter les Écritures saintes à l’Église et les révéler au monde, la Réforme a abouti non pas à une Bible faite pour le peuple, mais à une Bible faite par le peuple, déplore le théologien.

En bref, l’abbé thomiste ne pardonne pas au protestantisme libéral d’avoir attaqué la raison et la logique «au nom d’une expérience religieuse et d’une foi et d’une théologie nouvelles» et d’avoir substitué à la philosophie de l’être une philosophie du devenir et de la contradiction.

L’Église, «noire mais belle»

Dans sa critique du protestantisme, le théologien suisse est porté à prendre la défense de l’Église catholique, infaillible et sainte, et à formuler sa pensée ecclésiologique. Son amour pour l’Église remonte à ses années de jeune séminariste, lui qui pourtant n’eut jamais l’ecclésiologie au programme du séminaire de Fribourg, observe son biographe. Lors de sa lecture de saint Thomas d’Aquin et de sainte Catherine de Sienne, le théologien affirme avoir eu «la révélation de ce qu’était l’Église, l’Église dans sa splendeur!»

Ses réflexions sur l’Église n’apparaissent vraiment qu’à l’occasion de la crise de l’Action française, en 1926, qui pose crûment le problème du rapport entre pouvoirs temporel et spirituel. Soucieux d’apporter un éclairage théologique au débat et encouragé par son ami philosophe Jacques Maritain, Journet publie en 1930 un texte sur «La hiérarchie apostolique» dans sa revue suisse Nova et Vetera, texte qui annonce pour la première fois son œuvre monumentale d’ecclésiologie: L’Église du Verbe incarné.

Jusqu’à la fin de sa vie, Charles Journet sera marqué par la tragédie de la guerre | © Fondation cardinal Journet

Initialement conçu en quatre «livres», ce grand ouvrage ne comprendra finalement que trois tomes, dont le premier est publié en 1942. L’abbé Journet entend y présenter l’Église d’une manière structurée et cohérente grâce à un schéma dont les quatre causes aristotéliciennes sont l’ossature, selon son ancien élève Guy Boissard. Le théologien suisse y souligne d’abord la constitution de l’Église en son aspect sacramentel et juridictionnel, puis l’unité qui y réside entre son âme apostolique, d’une part, et son corps mystique dont le Christ est la tête, d’autre part. Journet insiste enfin sur la sainteté de Dieu que l’Église a pour mission de refléter et d’accueillir en son sein.

Dès lors, l’amour fait partie intégrante de sa définition de l’Église: là où est la charité, là est l’Église. Sont donc membres de l’Église tous ceux en qui la grâce christique est présente. Il s’ensuit qu’il y a des péchés dans l’Église mais que celle-ci est exempte de péché. «L’Église est sainte mais non sans pécheurs», réaffirme le théologien face aux controverses, et notamment au moment du Concile.

Un théologien contre les totalitarismes

À mesure qu’il rédige ses grands ouvrages de théologie, l’abbé Journet prend des positions politiques, avec une fermeté qui ne laisse pas indifférents son entourage ni ses supérieurs. Le fascisme préoccupe particulièrement le professeur de dogmatique: il condamne un régime où «l’État est considéré comme le bien suprême de l’homme». «Il nous a éclairés très tôt», témoigne un de ses étudiants de Genève, reconnaissant.

Critiquant les deux formes de totalitarisme, l’une parce qu’elle évince Dieu à force de mépriser l’homme – le communisme –, l’autre parce qu’elle écarte le Créateur pour diviniser la créature – le nazisme –, Journet signe dans un numéro de Nova et Vetera de 1931 un article intitulé L’ordre social chrétien dans lequel il prône déjà la nécessité d’un sursaut démocratique et d’une «troisième voie».

Si le théologien se félicite de l’encyclique de Pie XI, Divini Redemptoris, qui dénonce le communisme en 1937, il regrette que celle consacrée au nazisme la même année, Mit brennender Sorge, soit moins explicite dans sa condamnation. Virulent pourfendeur de l’antisémitisme, Journet multiplie ses interventions contre l’Allemagne nazie, dans les Cahiers du Témoignage chrétien notamment, journal de la résistance française.

Jusqu’à la fin de sa vie, il sera marqué par la tragédie de la guerre qui lui a notamment inspiré une «théologie du mal». Dieu crée un être capable «de se tourner vers la règle suprême» comme de s’en détourner, mais son amour fait que, par la mort du Christ sur la Croix, «des pires maux peuvent résulter des biens plus grands», estime Journet.

Crise moderniste et dérives post-conciliaires

Dernier combat, et non des moindres: celui contre les dérives modernistes qui secouent l’Église à la fin du 19e et au début du 20e. Le jeune Charles n’a que onze ans lorsque paraît, en 1902, L’Évangile et l’Église de l’abbé Alfred Loisy. En mettant les méthodes scientifiques de la philologie et de la critique historique au service de la théologie catholique, l’ouvrage de Loisy déclenche la crise moderniste. La Suisse catholique dans laquelle grandit Journet est marquée par cette remise en cause du rôle du christianisme dans l’histoire, de la nature de la Révélation, de la signification des dogmes et des sacrements.

Au milieu de la confusion doctrinale, le théologien thomiste n’hésite pas à croiser le fer avec ses contemporains, les dominicains du Saulchoir, tels Yves Congar, ou les jésuites de Fourvière, réunis derrière Henri de Lubac. Face à ce qu’il interprète comme une «nouvelle crise gnostique» où «s’effrite le sens de la Vérité» et où les données de la foi sont soumises à l’intelligence humaine, l’abbé Journet réaffirme la primauté de la révélation chrétienne et du «Fils de Dieu, l’homme véritable» comme «mesure du véritable humanisme».

Loin de résoudre, comme Journet le souhaitait, la crise de la pensée chrétienne, Vatican II en exacerbe certains aspects, faute d’une mauvaise interprétation de l’esprit conciliaire par les membres du clergé, selon lui. «Un jour le monde risque de se réveiller complètement privé de Dieu transcendant, ou, si l’on peut dire, de se réveiller dialectico-matérialiste-chrétien», prédit le théologien. Insatisfait par certains documents conciliaires, notamment la constitution sur la liturgie, Journet déplore, au lendemain du Concile, «l’aventurisme liturgique», la diminution des vocations, l’effet néfaste de la pédagogie moderne sur le catéchisme, etc.

Ni passéiste, ni nostalgique, celui qui fut créé cardinal en 1965 aura mené ses combats avec l’héroïsme des premiers martyrs et l’humilité d’un chartreux, estime son biographe. Celui qui avait «l’esprit dur et le cœur tendre», selon son ami Maritain, s’est souvent montré virulent dans sa défense de la foi, mais seulement «contre ceux pour qui l’Église n’est pas le Royaume».

*Charles Journet, 1891-1975, Guy Boissard, Éditions Salvator, 2008, 606 p., 29,90 euros.

Retrouvez le troisième volet de notre série le 1er mars: Paul VI et le cardinal Journet: une amitié à l’épreuve du Concile

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