Le cardinal Charles Journet, ici à Fribourg en 1965, entra au grand séminaire de la ville en 1913 | © Keystone/Archives
Dossier

Charles Journet: un «gamin de Genève» au Concile 1/3

22 février 2021 | 17:00
par I.MEDIA
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Vicaire d’une paroisse genevoise, maître en théologie puis Père conciliaire et cardinal, Charles Journet fait partie des grandes figures qui ont façonné l’Église du XXe siècle. Retour sur la vie d’un prêtre à «l’esprit dur et au cœur tendre», selon son ami Jacques Maritain, et sur l’itinéraire d’un théologien rigoureux et contemplatif auquel Guy Boissard*, son ancien élève, a consacré une biographie riche et personnelle.

Né le 26 janvier 1891 à Genève, Charles Journet grandit dans une famille modeste et foncièrement chrétienne. À onze ans, il entre à l’antique école fondée par Jean Calvin en 1559 et qui porte le nom du Réformateur, où il se révèle brillant élève. Dès ses seize ans, le «gamin de Genève», comme l’appellera plus tard Maritain, manifeste auprès de sa mère son désir de devenir prêtre, affirme son biographe. En 1907, il s’inscrit donc au collège Saint-Michel à Fribourg dans un cursus «latin-grec» et littérature française.

Doté d’une intelligence et d’une mémoire que beaucoup qualifièrent de fabuleuses, le jeune étudiant découvre dès son entrée au collège la pensée de saint Thomas d’Aquin, grâce à un ouvrage du Père Garrigou-Lagrange paru la même année: Le sens commun, la philosophie de l’être et les formules dogmatiques. Sa rencontre avec le Docteur angélique marquera sa théologie et sa foi durant toute sa vie, le rendant sensible à la «fidélité au vrai» et au «sens de l’être» propres à l’auteur de la Somme théologique.

Catherine de Sienne

Une fois son diplôme de bachelier obtenu, en juillet 1913, Journet entre au grand séminaire de Fribourg en octobre de la même année. Regrettant que l’enseignement soit moins fidèle à la doctrine thomiste, le jeune séminariste en profite néanmoins pour faire de nouvelles lectures. Il fait la rencontre marquante de Catherine de Sienne qu’il lit en cachette, bravant le règlement de la maison – les livres relevant de la mystique étaient interdits aux séminaristes -, et à laquelle il dédiera son œuvre principale: L’Église du Verbe incarné.

Ordonné prêtre en 1917 dans la chapelle du séminaire, l’abbé Journet est immédiatement nommé vicaire à la paroisse de Carouge, ville limitrophe de Genève. Pendant trois ans, il mène la vie d’un «curé de campagne», enseignant le catéchisme aux enfants avec une passion et un talent qui font l’admiration de tous, commente Guy Boissard. En 1921, il quitte Carouge pour Genève, où il est nommé vicaire de la paroisse du Sacré-Cœur.

En 1017, vicaire à la paroisse de Carouge, il a enseigné pendant trois ans le catéchisme aux enfants avec une passion et un talent qui font l’admiration de tous | © Fondation cardinal Journet

Là-bas, il se fait remarquer pour son mode de vie sobre et studieux. Œuvrant dès 1922 avec le Père Garrigou-Lagrange à la création de cercles thomistes, il fait plusieurs rencontres, notamment de l’abbé Maurice Zundel et du philosophe Jacques Maritain, avec qui il entretiendra une amitié longue de cinquante-trois ans, jusqu’à la mort de ce dernier. De cette époque datent aussi ses premières critiques des courants de pensée alors en vogue, telles que le positivisme et la psychanalyse freudienne, ainsi que ses démêlés avec le protestantisme libéral en Suisse.

Un maître en théologie atypique

Le 25 septembre 1924, jour de la saint Bruno, l’abbé Journet est nommé directeur et professeur de théologie dogmatique au grand séminaire de Fribourg. Il s’y rend, non sans une certaine nostalgie de sa vie pastorale genevoise. Dès ses premiers cours magistraux, le disciple de saint Thomas s’inquiète de la formation des séminaristes. Il juge l’enseignement de la philosophie trop soumis au structuralisme, à la phénoménologie et n’accordant pas assez d’importance à la métaphysique.

Dans un tel contexte, les leçons de l’abbé Journet détonent: pas de manuel, sinon la Somme théologique, que le professeur commente article après article, en français et non en latin, contrairement à ses confrères. Fidèle à la scolastique, il n’hésite pas à faire référence aux événements d’actualité ou à se servir d’anecdotes d’enfants entendues le matin même au catéchisme. Professeur distant mais jamais avare d’amitié, il fait l’admiration des séminaristes par sa culture et sa «grande liberté prophétique».

Néanmoins, son opposition avec l’orientation théologique du séminaire va croissant. Auprès de jeunes séminaristes ouverts à un aggiornamento de manière parfois excessive, l’abbé Journet ne cache pas sa tristesse à mesure que des nouveautés lui sont imposées, dans l’enseignement et la liturgie. À l’heure des grands conflits mondiaux, le maître en théologie décide de prendre la plume pour défendre l’Église face à ses contempteurs.

Les années de prédication et d’engagement

Face à la situation critique que traverse l’Église, «où les thèses les plus abracadabrantes et les plus funestes s’incarnent dans les faits avec une célérité et une violence prodigieuse», l’abbé Journet amorce un renouvellement de l’intelligence à la lumière de la théologie catholique et de la philosophie thomiste avec la publication de sa revue Nova et Vetera, dont le premier numéro paraît en 1926. Menant une existence de chartreux, il consacre aussi ses forces à la rédaction de sa grande méditation ecclésiologique, initialement prévue en quatre tomes, et qui sera l’œuvre de sa vie: L’Église du Verbe incarné.

Théologien contemplatif, l’abbé Journet se révèle aussi grand prédicateur, prêchant de nombreuses retraites, et accorde une importance particulière à la rhétorique divine qu’il définit comme «l’art d’éveiller les hommes à la connaissance des choses divines et de gagner les cœurs». 

Au cours de la Guerre d’Espagne, de la Seconde Guerre mondiale et lors des années suivantes, Charles Journet expose ouvertement ses opinions politiques. Alors que son pays a déclaré sa neutralité dès août 1939, il critique de manière virulente, au grand dam de ses supérieurs, toutes les formes de totalitarisme, notamment en se servant de sa revue Nova et Vetera ou dans ses publications d’ordre politique que sont: Destinées d’Israël et Exigences chrétiennes en politique en 1945. Le théologien rappelle aussi que la première revendication chrétienne devrait être celle d’un système social équitable. «Un catholique qui ne serait pas social serait un singulier personnage», écrit-il dans ses Exigences chrétiennes en politique.

L’après-guerre et le Concile

Au lendemain de la guerre, l’abbé Journet multiplie les ouvrages, les conférences et les rencontres: entre autres grands noms, il fait la connaissance de Paul Claudel, Robert Schuman et Denis de Rougemont. En septembre 1945, il est reçu par le pape Pie XII et entre en relation pour la première fois avec Mgr Giovanni Montini, futur Paul VI, alors substitut à la Secrétairerie d’État du Vatican, et avec qui il aura une longue amitié. Au cours de cette décennie, il voyage beaucoup: Fribourg, Paris, Czestochowa et Rome, à plusieurs reprises.

Dans le courant de l’année 1960, Jean XXIII, élu pape deux ans plus tôt, le nomme membre de la Commission théologique préparatoire du Concile, puis membre de la Commission conciliaire De Ecclesia l’année suivante. Il y fait une intervention remarquée, notamment sur les rapports entre Église et État, note Boissard. Observateur très attentif des trois premières sessions, l’abbé Journet, à cause de sa surdité croissante, finit par donner sa démission. Il n’en exerce pas moins une certaine influence sur Paul VI, notamment sur l’un des grands thèmes de son ecclésiologie: la hiérarchie dans l’Église est au service de la sainteté.

Dans leur ultime version, les Actes du concile font référence à Charles Journet dans plusieurs schémas: le De œcumenismo fait appel à son autorité au sujet des Églises dissidentes et de la sainteté de l’Église; dans la discussion sur le schéma Apostolicam Actuositatem, on mentionne les références que fait Journet à Humanisme intégral de Maritain, en ce qui concerne l’action du laïc chrétien dans la cité terrestre. 

Nommé Cardinal en 1965, il est par conséquent convoqué à la 4ème session du Concile Vatican II. Lors cette dernière session à propos du schéma XIII, l’ancêtre de Gaudium et spes, son intervention à propos de la liberté religieuse, l’indissolubilité du mariage et la question des indulgences fait grande impression. Sur l’ensemble des discussions, on peut penser que les thèses de L’Église du Verbe incarné ont inspiré d’une certaine manière les Pères conciliaires, estime Boissard. En outre, bien des témoignages le confirment: les interventions de Charles Journet sont en quelque sorte comme un prolongement des intentions de Paul VI.

Comme beaucoup de participants au Concile, l’abbé Journet considère Vatican II comme une grâce et une souffrance. Devant les errements de certaines discussions, le théologien n’hésite pas à pester: «Ce qu’on entend au Concile!» S’il assiste à de grands moments, «des temps forts, où frappe l’Esprit», Journet s’inquiète aussi de la confusion qui règne dans la période post-Concile. «Nouvelle effusion du Saint-Esprit sur l’Église comme il n’y en a pas eu depuis Pentecôte», le Concile, aux dires du théologien suisse, subit aussi «une attaque du démon comme il n’y en a pas eu depuis le début de l’Église».

Les dernières années du cardinal Journet

Charles Journet reçoit la barrette cardinalice des mains de Paul VI lors du Consistoire du 25 février 1965 | © Fondation cardinal Journet

Janvier 1965. Un coup de tonnerre retentit dans le ciel de Charles Journet: Paul VI le nomme cardinal, avec vingt-sept autres prêtres. Loin de le réjouir, cette nouvelle accable le Genevois. «Cette atroce nomination s’est faite. Depuis une semaine j’ai dit non dans l’agonie du cœur», écrit-il à Maritain. Il est persuadé que le Saint-Père se trompe sur son compte. Sa voie, pense-t-il, est d’être un simple chercheur en théologie. Son philosophe et ami le supplie d’accepter «la volonté de Dieu»; et l’abbé finit par céder. S’il reçoit la barrette cardinalice de la main de Paul VI lors du Consistoire du 25 février, son quotidien ne change pas. Il préfère garder sa soutane noire et poursuit, malgré sa santé, son travail théologique dans sa patrie suisse tout en refusant d’être appelé «Éminence».

Dans les dernières années de sa vie, le cardinal perçoit les difficultés liées à la réforme de la liturgie, notamment la messe en langue profane et la communion dans la main. Préoccupé par l’«affaire» du Catéchisme hollandais – ouvrage publié par la conférence épiscopale des Pays-Bas en 1966 et qui a fait l’objet d’un examen critique par le Saint-Siège –, les turbulences de la pensée théologique, la contestation globale de l’Église et de l’autorité du pape, il emploie ses dernières forces à corriger les erreurs post-conciliaires et à défendre la «lettre de Vatican II».

Affaibli par une mauvaise chute en février 1975, le cardinal Journet décède le 15 avril de la même année. Conformément à son souhait, il est enterré à la chartreuse de la Valsainte dans le plus grand dépouillement, fidèle en cela à son humilité reconnue et qui a porté le Père Georges Cottier, futur cardinal genevois comme lui, à dire que l’abbé vivait «comme un chartreux dans le monde». (cath.ch/imedia/at/bh)

*Charles Journet, 1891-1975, Guy Boissard, Éditions Salvator, 2008, 606 p.

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