Henri de Lubac a été un des inspirateurs du concile Vatican II | DR
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Henri de Lubac et Vatican II: le Concile d'un théologien 2/2

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Il y a 30 ans, le 4 septembre 1991, mourrait le cardinal Henri de Lubac, figure éminente de la théologie internationale au XXe siècle. Dans le cadre de l’année anniversaire de lancement du Concile Vatican II, I.MEDIA revient sur l’importance décisive jouée par le jésuite français. Après avoir retracé les grandes lignes de sa vie, retour sur le rôle clé joué par le Père de Lubac pendant le Concile.

Augustin Talbourdel, I.Media

S’il s’est interdit de parler en public ou de faire connaître ses interventions et ses remarques pendant le Concile, persuadé que le travail des théologiens était tellement remanié par la Commission que leur apport n’était que symbolique, Henri de Lubac a néanmoins eu une influence réelle, directe et indirecte, sur Vatican II. Précurseur en de nombreux domaines, il s’est révélé être à la fois un protagoniste important dans la rédaction des documents conciliaires et un de ses commentateurs les plus fidèles.

Nommé en 1960 par Jean XXIII comme consulteur à la Commission préparatoire au concile Vatican II, Henri de Lubac garde un premier souvenir très mitigé de sa participation. Après une nomination purement «symbolique», il a d’abord l’impression de faire figure d’ «otage», voire d’ «accusé» tant le fonctionnement de la Commission dépend alors du Saint-Office, ancienne Congrégation pour la doctrine de la foi, où prédomine l’influence de sa «némésis” : le dominicain Garrigou-Lagrange.

De Lubac, précurseur de Vatican II

Pourtant, avant qu’il ne débute, le théologien français a déjà, à son insu, une influence prédominante sur le Concile. Nombreuses de ses inspirations bien connues des Pères conciliaires, reviennent dans les débats comme des points de repère. La constitution dogmatique sur l’Église, par exemple, contient de nombreuses expressions tirées de sa Méditation sur l’Église, dont le dernier chapitre est, comme Lumen Gentium, consacré à Marie.

De même, les études du théologien jésuite sur les rapports entre l’Écriture et la théologie, et l’Écriture et la Tradition, favorisent à ce moment l’émergence d’un théologie de la révélation insistant davantage sur l’histoire du salut. En outre, ses études sur l’athéisme, les missions et les aspects sociaux du dogme n’ont pu qu’alimenter la réflexion des rédacteurs de Gaudium et Spes.

Publiée en 1952, sa Méditation sur l’Église a un grand retentissement. À rebours de l’ecclésiologie dominante, le théologien donne la primauté à une conception mystique et théologique de l’Église et met au second plan les dimensions juridiques qui, à l’époque, occupent souvent la première place. Le manuscrit connut quelques péripéties pour obtenir l’imprimatur, mais, une fois publié, connaît un succès qui réjouit de Lubac. 

Le nouvel archevêque de Milan, Mgr Montini, futur Paul VI, favorise même la traduction de l’ouvrage en italien, le cite plus d’une fois et le distribue à son clergé, comme le racontera de Lubac dans ses Mémoires. Une fois élu pape, Paul VI, lors de l’audience générale du 15 septembre 1965, cite, sans le nommer, de Lubac, rappelant son articulation entre l’Eucharistie et l’Église : « Un savant moderne de talent (peut-être inconnu de certains d’entre vous) a énoncé cette relation dans un beau chapitre d’un beau livre qu’il a rédigé avec ces deux propositions : l’Église fait l’Eucharistie, et l’Eucharistie fait l’Église ».

Les pages de sa Méditation sur l’Église n’ont pas été rendues obsolètes par l’apport de Lumen Gentium, au contraire. Les chapitres 1 et 2, intitulés «L’Église est un mystère» et «Les dimensions du Mystère», pourraient être rapprochés du premier chapitre de la constitution conciliaire lui aussi consacré au Mystère de l’Église. Il en va de même du dernier chapitre de l’ouvrage «L’Église et la Vierge Marie» et le dernier chapitre du texte conciliaire «La Bienheureuse Vierge Marie».

Le sixième chapitre, «Le sacrement de Jésus Christ», n’est pas sans rapports avec l’enseignement du Concile sur la sacramentalité de l’Église et le cinquième, «L’Église au milieu du monde», bien que rédigé dans une perspective différente de celle de Gaudium et Spes, témoigne d’un souci commun de dialoguer avec la société moderne. 

La force d’Henri de Lubac dans sa Méditation est de dire et redire que la raison d’être de l’Église se trouve inconditionnellement du côté du Christ. À la lecture de la Méditation, on songe à ce que Paul VI écrira en 1964 dans sa première encyclique, Ecclesiam suam : «Le premier fait d’une conscience approfondie que de l’Église prend d’elle-même est une découverte renouvelée de son rapport vital au Christ. Chose très connue, mais fondamentale, mais indispensable, mais jamais assez connue, méditée et célébrée».

De Lubac, acteur du Concile

Comme le Père Yves Congar, Henri de Lubac tient des carnets tout au long de la période conciliaire, qui ne seront publiés que plusieurs décennies plus tard, en 2007, en deux volumes de 500 pages et sous le titre des Carnets du Concile.

Trois phases différentes y apparaissent assez clairement. D’abord, les perplexités liées à la résistance de l’école romaine et de l’épiscopat conservateur. Lors de la phase préparatoire, de novembre 1960 à octobre 1961, Henri de Lubac regrette l’indifférence des Pères à l’égard de l’Écriture, des Pères de l’Église orientale, ainsi qu’un manque d’intérêt et de préoccupation à l’égard des doctrines actuelles et des courants spirituels contraires à la foi chrétienne.

Pourtant, le théologien assiste avec satisfaction au changement de cap imposé par Jean XXIII, qui regrette le ton des premiers schémas préparatoires et la place exagérée qu’ils accordent aux condamnations. Ce changement de cap s’opère lors de ce que Lubac nomme la «Semaine blanche», c’est-à-dire lors de la première semaine du Concile, du 14 au 21 novembre 1962.

Dès lors, un «vent évangélique» souffle sur le Concile selon de Lubac, et l’élection de Paul VI en juin 1963, après la mort de Jean XXIII, le renforce. Mais la «merveilleuse aventure» a aussi sa part d’ombres et de dangers, notamment lors de ce que l’on nomme aujourd’hui la «semaine noire», du 19 au 21 novembre 1964, au cours de laquelle le théologien croit voir les efforts de l’aggiornamento réduit à néant, supprimant chaque poussée œcuménique et réduisant les évêques du monde entier à la condition de «valets».

Deux «fondamentalismes» s’opposent selon de Lubac: celui des conservateurs, petit parti en faveur des deux sources de la révélation (Écriture et Tradition), contre celui des progressistes. «Que les voies par lesquelles passe l’Esprit de Dieu sont étroites !», commente-t-il dans son journal.

Les désaccords essentiels entre les Pères conciliaires concernent le « schéma 13 » qui traite de la place de l’Église dans le monde moderne et qui nourrit un débat que de Lubac, comme Mgr Wojtyla (futur Jean Paul II) , juge superficiel et trop peu chrétien. Cependant, le théologien agit à sa mesure sur le document. Le 19 octobre 1965, il confie par exemple dans son Journal que l’affirmation selon laquelle les sciences «conduisent l’homme à une connaissance plus profonde de lui-même» lui semble excessive. Un mois plus tard, le 22 novembre de la même année, il écrit avec satisfaction qu’il a réussi à faire modifier cette expression «dangereuse».

De manière encore plus directe, le natif de Cambrai a pris part à la rédaction de Dei Verbum et aux discussions qui l’ont entouré. Pour saluer l’adoption solennelle de cette constitution, Paul VI choisira onze théologiens conciliaires pour célébrer la messe à Saint-Pierre le 18 novembre 1965 : de Lubac en fera partie.

Actif dans des groupes de travail, lors de son séjour à Rome, de Lubac est consulté par de nombreux évêques. Il côtoie même le futur Jean Paul II, à propos duquel il confie : « J’avais connu Mgr Wojtyla à Rome, au temps du Concile. Nous avions travaillé côte à côte. (…) Il connaissait mes ouvrages, et nous avions vite sympathisé. (…) Au cours des années suivantes, nous nous sommes revus quelquefois à Rome, notamment à la Grégorienne, et nous étions devenus amis. » C’est Jean Paul II qui élèvera le théologien au cardinalat en 1983.

De Lubac: lecteur et commentateur de Vatican II

Avant même la fin du Concile, Henri de Lubac confie sa perplexité quant aux tendances et nouveautés qu’il juge risquées et et auxquelles il oppose une prudence sage et équilibrée, soucieux d’élaborer avec conscience une «herméneutique» correcte du Concile.

Le 3 novembre 1965, il fait part de ses craintes à Bernard de Guibert : «Bien que satisfait dans l’ensemble, je ne peux m’empêcher d’avoir quelques pensées empreintes de mélancolie. Tous ces textes conciliaires seront-ils assez solides pour résister à une interprétation laxiste et sécularisante de l’histoire de la foi chrétienne ? Trop d’esprits, de nos jours, sont orientés dans ce sens et ont eu dans l’atmosphère du Concile une occasion de lancer leur flèche. Est-ce que le renouvellement souhaité sera réalisé ? Sommes-nous prêts à le prêcher ?»

Certes, le théologien reconnaît qu’il se sent «à l’aise» dans les orientations conciliaires, notamment dans la réhabilitation du surnaturel, la relecture du thomisme et la volonté des Pères conciliaires de rompre avec l’extrincésisme, la «maladie du catholicisme moderne», concept forgé par Maurice Blondel pour désigner le principe selon lequel l’ordre surnaturel se superposerait artificiellement à l’ordre naturel.

En outre, le théologien français se consacrera aux commentaires des documents conciliaires. S’il se montrait précurseur dans Paradoxe et Mystère de l’Église avant la publication de Lumen Gentium, dans Athéisme et sens de l’homme, il se fait lecteur critique de Gaudium et Spes.

En promulguant cette Constitution pastorale, remarque de Lubac, le Concile a voulu s’adresser, non seulement aux fidèles de l’Église catholique et à tous ceux qui se réclament du Christ, mais aussi à tous les hommes afin d’exposer à tous «comment il envisage la présence et l’action de l’Église dans le monde d’aujourd’hui». «L’idée chrétienne de l’homme s’y trouve donc affrontée, comme la règle d’action qui en découle, à la réalité du monde actuel, au sein duquel le chrétien doit vivre et agir», poursuit-il, convaincu de la portée pastorale du document.

Le commentaire majeur du Père de Lubac porte sur le Préambule et le premier chapitre de Dei Verbum. Donné initialement à la collection «Unam sanctam» éditant l’ensemble du Concile, ce commentaire, grâce à son succès, a connu diverses rééditions. Cette longue étude constitue un véritable ouvrage de théologie fondamentale consacré à la révélation, son déploiement dans l’histoire du salut, sa transmission et sa réception dans la foi. Commentant la constitution, le théologien dialogue aussi bien avec la tradition patristique qu’avec les théologiens contemporains.

En somme, le Concile opère, selon Lubac, ce que les théologiens Karl Barth et Hans Urs von Balthasar ont appelé une «concentration christologique». De Lubac y souscrit, en ajoutant : «Non moins qu’à un besoin de pastorale, celle-ci correspond à un besoin de l’intelligence chrétienne». Le concept de révélation élaboré par Vatican II est profondément marqué par cette dimension christologique, oubliée par bien des manuels anciens, où «l’homme devait souscrire à une liste de vérités, dont rien ne l’assurait d’avance qu’elles pouvaient avoir entre elles ou avec lui-même un lien substantiel». 

Dei Verbum apporte donc une toute autre perspective et de Lubac souligne encore son apport : «La Constitution ramène tout à l’unité. Unité du Révélateur et du Révélé, Jésus-Christ, « auteur et consommateur de notre foi », unité en Lui des deux Testaments, qui lui rendent témoignage, unité de l’Écriture et de la Tradition, qui ne sont jamais séparables (…) ».

Dans les dernières années de sa vie, l’auteur de Surnaturel s’emploie à défendre l’«herméneutique de la continuité» dont parlera Benoît XVI à propos du Concile. Jusqu’en 1974, il appartient aux deux Secrétariats créés par Paul VI, l’un pour les non-croyants, l’autre pour les non-chrétiens. En 1985, il publie son Entretien autour de Vatican II. Souvenirs et réflexions, où il expose avec exhaustivité pour la dernière fois sa vision du Concile et des dérives post-conciliaires.

Son expertise était cependant déjà reconnue depuis plusieurs années. En 1976, Henri de Lubac avait reçu une lettre personnelle de Paul VI à l’occasion de ses quatre-vingts ans. Le pape y vantait les qualités de l’homme et du théologien, sans oublier d’ajouter : «Il faut encore citer parmi vos mérites celui d’avoir été du nombre des experts du récent concile Vatican II, auquel vous avez apporté une collaboration remarquable». (cath.ch/imedia/at/mp)

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