Henri de Lubac a été un des plus grands théologiens du XXe siècle | © Keystone/Agip
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Le «cas» Henri de Lubac 1/2

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Il y a 30 ans, le 4 septembre 1991, mourait le cardinal Henri de Lubac, figure éminente de la théologie internationale au XXe siècle. Dans le cadre de l’année anniversaire de lancement du Concile Vatican II, l’agence I.MEDIA revient sur l’importance décisive jouée par le jésuite français en s’attachant dans un premier temps à retracer les grandes lignes de sa vie.

Théologien jésuite du XXe siècle, le Père Henri de Lubac incarne à lui seul la «nouvelle théologie» et le retour aux Pères de l’Église qui ont marqué le concile Vatican II. Dans une lettre pleine d’estime et de considération à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire du théologien français, Paul VI lui écrivait: «C’est toute votre vie qui vous fait honneur ainsi qu’à l’Église».

De Cambrai à Fourvière

Né le 20 février 1896 à Cambrai (Nord), fils d’un banquier, Henri de Lubac grandit dans un milieu de forte tradition catholique. Il découvre la Compagnie de Jésus dès ses neuf ans, lorsqu’il entre à l’externat Saint-Joseph, à Lyon, puis à Mongré (Villefranche), dans l’un des grands collèges jésuites de France. Après une année de droit à la faculté catholique de Lyon, il entre, à dix-sept ans, au noviciat lyonnais de la Compagnie, alors situé à St Leonards-on-Sea, dans le sud-est de l’Angleterre en raison des lois anti-congrégation de la fin du XIXe et du début XXe siècle en France. Mobilisé en 1914 et envoyé à Verdun en 1916, le jeune Henri est grièvement blessé, le jour de la Toussaint 1917. Il gardera des séquelles de sa blessure toute sa vie.

Démobilisé, il reprend sa formation en lettres et philosophie en Angleterre, d’abord à Hales Place au nord de Cantorbéry puis, de 1920 à 1923, à la Maison Saint-Louis, à Jersey. Dans un climat intellectuel néo scolastique peu enclin aux nouveautés, il étudie saint Augustin et saint Thomas, et découvre avec enthousiasme des philosophes et théologiens contemporains, comme Pierre Rousselot et Maurice Blondel. La lecture de ce dernier aura une influence particulièrement importante dans la pensée future du théologien. En 1932, il finira par écrire à l’auteur de L’Action, lui racontant combien sa réflexion autour du problème de l’intégrisme avait suscité son étude renouvelée de la relation entre nature et grâce.

Lorsqu’en 1926 les Jésuites ouvrent à nouveau leur séminaire en France, à Fourvière, Lubac achève ses études théologiques, à Ore Place à Hastings. Deux ans plus tard, en août 1927, il est ordonné prêtre. Après avoir achevé ses études de théologie à Lyon, Lubac est nommé à la chaire de théologie fondamentale à l’université catholique, dans la capitale des Gaules en 1929. Dès octobre, il y prononce une importante leçon inaugurale intitulée «Apologétique et théologie». L’année suivante, il accepte la demande formulée par le doyen de la faculté et crée un cours sur l’histoire des religions, étude qui lui confirme «l’extraordinaire unicité du Fait chrétien dans l’immensité touffue qu’offre au regard l’histoire spirituelle de notre humanité».

Résistance et premiers écrits

S’il se consacre aux religions et doctrines non chrétiennes, telles que le bouddhisme et l’hindouisme, le Père de Lubac continue à travailler vigoureusement dans le domaine proprement théologique. En 1938, paraît une œuvre fondamentale, Catholicisme, puis Corpus mysticum quelques années plus tard. Dans le même temps, le théologien de Fourvière fonde la collection «Sources chrétiennes» avec son confrère jésuite Jean Daniélou, une collection d’éditions bilingues et critiques de textes paléochrétiens et des Pères de l’Église qui a contribué à renouveler les études patristiques et la théologie elle-même.

À partir de 1940, Lubac joue un rôle actif dans la résistance spirituelle au nazisme, aidant notamment à la publication d’un journal clandestin de la résistance nazie, le Témoignage chrétien, qui voit le jour à Lyon, capitale de la résistance, à la même époque. Le 25 avril 1941, il rédige un texte intitulé Lettre à mes Supérieurs, où il s’étonne, devant la situation tragique, «de ne percevoir que si peu de signes d’inquiétude dans les milieux catholiques et même ecclésiastiques». 

Il est convaincu de l’incompatibilité de la croyance chrétienne avec la philosophie et les activités du régime nazi, à la fois en Allemagne et sous le couvert du gouvernement de Vichy dans le sud de la France. Plusieurs collaborateurs du journal sont capturés et exécutés. Dans la clandestinité, le théologien continue à écrire et mène, simultanément à ces activités de résistant, une critique sévère du paganisme et de l’idolâtrie véhiculée par le nazisme.

À partir de 1944, avec la fin de l’occupation nazie de la France, Henri de Lubac sort de la clandestinité et publie de nombreux textes devenus des œuvres majeures de la théologie catholique du XXe siècle. Corpus Mysticum, prêt à la publication depuis 1939, paraît en février 1944 ; Drame de l’humanisme athée, en décembre 1944 ; De la connaissance de Dieu en 1945 ; Surnaturel: Études historiques, publié en 1946 à 700 exemplaires, en raison de la pénurie de papier.

Le cas Surnaturel et la nouvelle théologie

Ce dernier ouvrage, à peine publié, suscite de vives polémiques dans une Église encore en proie à la crise moderniste. À la lecture de Surnaturel et de quelques autres ouvrages des dominicains du Saulchoir ou des jésuites de Fourvière, le Père Garrigou-Lagrange, professeur dominicain très influent à Rome, forge le concept polémique de «nouvelle théologie» et fait de Lubac le chef de file du mouvement. Les «nouveaux théologiens» sont accusés de mal comprendre les rapports entre le surnaturel et la nature de l’homme, de fausser le thomisme en le soumettant à une perspective historique et de relativiser les dogmes.

En juin 1950, selon l’expression de Lubac, «la foudre tombe sur Fourvière». Les quatre professeurs jésuites incriminés sont accusés «d’erreurs pernicieuses sur des points essentiels du dogme». Interdits d’enseignement et de publications, ils sont contraints de quitter la province lyonnaise. Les provinciaux jésuites reçoivent l’ordre de retirer trois livres (Surnaturel, Corpus mysticum et Connaissance de Dieu) et un article de Lubac de leurs bibliothèques et, dans la mesure du possible, de la diffusion publique.

Deux mois plus tard, le 12 août 1950, Pie XII publie son encyclique Humani Generis, où il condamne les «opinions fausses qui menacent de ruiner les fondements de la doctrine catholique». S’il passe pour être la première cible du pontife, le théologien n’y trouve rien qui, sur le plan doctrinal, l’atteigne.

Élu à l’Académie des sciences morales et politiques de l’Institut de France, Lubac vit cette période agitée avec, malgré tout, un sentiment de grand attachement à l’Église. Bien que tout ce qu’il écrit au cours de ces années soit soumis à la censure à Rome, il ne cesse pas d’étudier, d’écrire et de publier. Au cours de ces années, il publie une étude d’exégèse sur Origène (1950), trois livres sur le bouddhisme (1951, 1952, 1955), sa Méditation sur l’Église et Sur les chemins de Dieu (1956).

Réhabilitation et cardinalat

Ce qu’Henri de Lubac a appelé «les années sombres» durera près d’une décennie. Ce n’est qu’en 1956 qu’il est autorisé à retourner à Lyon. Deux ans plus tard, l’université obtient l’approbation verbale de Rome pour que le théologien reprenne les cours enseignés auparavant.

Lorsqu’en 1960, Jean XXIII nomme des théologiens comme consulteurs à la Commission préparatoire au concile Vatican II, de Lubac est du nombre, avec le dominicain Yves Congar. Il y aura une importance considérable.

En outre, sa situation s’améliore nettement à partir de 1963, sous le pontificat de Paul VI. Lecteur de sa Méditation sur l’Église, Mgr Montini le cite fréquemment dans des conférences et invite à la lecture du Drame de l’humanisme athée. Devenu pape, il ne cacha pas l’estime qu’il portait au théologien français.

Au lendemain du Concile, la réhabilitation de Lubac est achevée. Jean Paul II lui ajoutera un éclat supplémentaire en élevant le théologien au cardinalat, en 1983. Les deux hommes se sont connus au Concile, lors de la rédaction du «schéma 13», futur Gaudium et spes. «Pas n’était besoin de longues observations pour découvrir en lui une personnalité de tout premier plan. Il connaissait mes ouvrages, et nous avions vite sympathisé», racontera Lubac à propos du jeune évêque Wojtyla.

De Lubac continue de publier des œuvres exigeantes: son Pic de la Mirandole paraît en 1974 et les deux volumes de La Postérité de Joachim de Flore datent de 1979 et 1981. En parallèle, le cardinal ne cache pas ses réserves à l’égard de courants actifs dans l’Église, lesquels lui semblent plus idéologiques que théologiques. Il meurt le 4 septembre 1991, à 95 ans. Ses obsèques sont célébrées à Notre-Dame de Paris. (cath.ch/imedia/at/rz)

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