Des immeubles détruits à Kiev suite à des tirs de roquette le 2 janvier | © Jaroslaw Kraviec
Dossier

Lettres de Kiev: un dominicain témoigne au cœur de la guerre #40

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Jaroslaw Krawiec est un frère dominicain, d’origine polonaise, du prieuré de La Mère de Dieu, situé dans le centre de Kiev. Il envoie à la rédaction de cath.ch, depuis le 26 février 2022, des «notes d’Ukraine» (Les intertitres sont de la rédaction).

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky effectue une visite en Suisse à partir du 15 janvier 2024, ont annoncé dimanche ses services, à un moment où l’Ukraine tente de s’assurer un appui fiable de ses alliés à l’approche du deuxième anniversaire de l’invasion russe. Plusieurs explosions ont retenti dans la matinée du 13 janvier à Kiev, ont constaté des journalistes de l’AFP. Des responsables ukrainiens affirment que des frappes avaient pris pour cible des infrastructures clés de la capitale de l’Ukraine, notamment énergétiques.

Chères sœurs, chers frères,

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J’espérais pouvoir rejoindre le Père Misha mercredi avec les volontaires de la Maison de Saint Martin de Porres pour leur première mission humanitaire de l’année à Kherson. Malheureusement, une maladie soudaine avec une forte fièvre a rendu cela impossible. Au lieu de trois jours au volant d’un bus, j’ai passé le temps au lit, enveloppé dans un sac de couchage. J’ai donc accompagné mes amis dans mes pensées et mes prières.

Kherson et les villages environnants sont actuellement sur la ligne de front puisqu’ils se trouvent sur la rive du Dniepr. Le Père Maxim, pasteur local, affirme qu’entre Noël et le Nouvel An, ils ont dénombré près de 800 «arrivées», c’est-à-dire des tirs de l’artillerie russe, de roquettes, de bombes ou de drones. De ce fait, on voit moins de monde dans les rues. Les autorités locales ont essayé de convaincre les familles avec enfants d’évacuer, y compris dans les villages voisins qui sont de plus en plus ruinés par la guerre qui dure depuis déjà 690 jours.

‘Bonjour Jésus-Christ’

L’un de ces villages est Antonivka. Le Père Misha m’a raconté une rencontre avec une femme de 80 ans qui vit dans une maison détruite: «Je vis au jour le jour. Quand je me réveille, je regarde une icône et je dis ‘Bonjour, Jésus-Christ’. Qu’allons-nous faire aujourd’hui?»

Une femme de 80 ans qui vit dans une maison détruite ne veut pas partir | DR

«Nous lui avons apporté du charbon pour trois semaines, et nous avons renouvelé nos efforts pour la convaincre de revenir avec nous à Fastiv», raconte le Père Misha, mais elle a encore refusé. Comme beaucoup de personnes âgées, cette femme souhaite vivre dans son village, dans sa maison, ou plutôt dans ce qu’il en reste.

Elle est reconnaissante de toute l’aide que nous lui apportons, et elle a demandé à prendre le chien de sa voisine Lushia, qui a commencé son voyage vers un nouveau foyer, qu’elle trouvera à Fastiv. Je dois admettre que je suis toujours ému par l’attention que les personnes vivant dans des situations aussi difficiles ont pour les animaux. C’est pourquoi le Père Misha apporte à Fastiv de nouveaux chats et chiens depuis le début des missions humanitaires.

Hier, j’ai appelé les sœurs orionistes qui gèrent le foyer pour mères célibataires à Korotych, près de Kharkiv. Nous ne nous sommes pas vus depuis un certain temps. J’aime ces conversations avec les sœurs parce qu’il n’y a pas beaucoup de critique des autres, ce qui est le fléau de nombreuses familles et communautés religieuses.

Un atelier de couture

Nous essayons simplement de partager le bien que nous voyons autour de nous. Sœur Camilla m’a parlé avec passion des personnes qu’elle a rencontrées dans les villages détruits des environs de Chuhuiv où, avec l’aide du Père Leszek Kryży et de son équipe de l’Église de l’Est et d’autres personnes de bonne volonté, ils ont réussi à ouvrir un atelier de couture dans un immeuble résidentiel abandonné. Des femmes des villages voisins y ont trouvé un emploi. «D’une certaine manière, je ne vois pas de résignation ou de désespoir chez ces gens», a déclaré Sœur Camilla.

«Nos voisins, que je rencontre tous les jours, partagent souvent avec nous les petites joies de la vie quotidienne, quelqu’un a réparé sa voiture ou quelqu’un a nettoyé son jardin. En écoutant les gens, ajoute-t-elle, on se rend compte que la guerre nous a tous changés. Tous. Dans le bon sens également, car nous comprenons mieux aujourd’hui qu’avant, à quel point il est important que nous restions sur place. A quel point il est important de rester ensemble, à quel point la famille est importante».

Noël le même jour pour catholiques et orthodoxes

Cette année, la plupart des chrétiens d’Ukraine ont célébré Noël le même jour. C’est le résultat de la décision des évêques, tant catholiques de rite oriental, qu’orthodoxes de l’Église orthodoxe d’Ukraine, de passer au calendrier julien révisé, similaire au calendrier grégorien utilisé par les catholiques romains.

Nous pourrons donc enfin célébrer ensemble l’une des plus importantes fêtes chrétiennes. Dans la liturgie orientale, la solennité de l’Épiphanie (célébrée le 6 janvier) est aussi une célébration du baptême du Seigneur. Selon la tradition, en dehors des liturgies célébrées dans les églises, des rites spéciaux sont célébrés sur les rives des fleuves et des lacs. Les volontaires ne manquent pas pour s’immerger dans l’eau glacée ce jour-là.

Les autorités de Kiev ont préparé un certain nombre d’endroits où il est possible de le faire en toute sécurité, sous la surveillance des responsables de la protection des eaux. C’est exactement ce qui s’est passé sur l’une des îles de Kiev. Dans l’Hydropark, une chapelle a été aménagée où le métropolite de Kiev et de toute l’Ukraine, Epiphanius, a béni les participants. Chaque année, j’essaie de participer à cette liturgie, pour vivre avec mes frères et sœurs orthodoxes le Mystère du baptême du Christ et la révélation du Fils de Dieu au monde.

Dans la liturgie orientale, la solennité de l’Épiphanie (célébrée le 6 janvier) est aussi une célébration du baptême du Seigneur | © Jaroslaw Kraviec

Sur le rivage, j’ai rencontré le Père Jakub. L’une de ses passions est la photographie. C’est pourquoi cette année, comme tous les ans, il s’est joint, appareil photo à la main, aux citoyens de Kiev célébrant le Jourdain (c’est ainsi que la solennité de l’Épiphanie est communément appelée en Ukraine). «Cette année, nous avons beaucoup moins de monde», a déclaré Jakub, ajoutant que pour de nombreux Ukrainiens orthodoxes, «le vrai Jourdain» aura lieu le 19 janvier, jour de l’Épiphanie selon le calendrier julien. Le métropolite de l’Eglise historiquement liée au Patriarcat de Moscou en Ukraine a décidé de ne pas modifier le calendrier liturgique. Parmi les amateurs de bains glacés dans le Dniepr que j’ai rencontrés, citons Martin Harris, ambassadeur du Royaume-Uni en Ukraine. Le regardant avec admiration et louant son courage, je me demandais si le membre de sa protection rapprochée qui a sauté dans la rivière l’a fait par devoir ou pour s’amuser. Peut-être un peu des deux.

Trois écoles et un jardin d’enfants détruits

«Si quelqu’un me demande encore une fois où se trouve cette guerre en Ukraine (puisqu’elle n’était pas visible à Lviv auparavant), je l’invite à visiter mon quartier. Ce matin, trois écoles, un jardin d’enfants et un certain nombre de bâtiments résidentiels ont été endommagés ou partiellement démolis par les bombardements», écrit Vita Jakubowska, une amie journaliste, le 29 décembre. Ce fut une matinée tragique, et pas seulement pour Lviv. Nous pourrions également inviter tous les «sceptiques de la guerre» dans le quartier de notre prieuré dominicain de Kiev et à notre station de métro où un couple a été tué par des tirs de roquettes vers 7 heures du matin. Même notre prieuré a tremblé sous l’effet du souffle de l’explosion. Notre cuisinier, qui vit à proximité de la zone détruite par les roquettes, nous a dit que les gens venaient juste de commencer à travailler, et beaucoup sont morts dans les ruines.

Les volutes de fumée sont restées suspendues au-dessus de cet endroit pendant de longues heures. Quelques jours plus tard, le 2 janvier, lors d’une nouvelle attaque concentrée sur la capitale de l’Ukraine, un immeuble résidentiel a été détruit à quelques kilomètres de notre prieuré. Je m’y suis rendu le lendemain. J’ai vu avec douleur les résultats de la guerre brutale et les gens qui essayaient de sauver ce qui restait de leurs maisons.

Les reliques de la famille Ulma

Sur le chemin du retour où j’avais prêché une retraite de l’Avent, j’ai rejoint le Père Marek Grubka, prieur de la communauté locale pour la visite à l’archevêque Adam Szal. Le métropolite de Przemyśl a donné aux Dominicains d’Ukraine des reliques de la famille Ulma, béatifiée le 10 septembre 2023 dans le village de Markowa (Pologne). Pendant l’occupation allemande, à partir de la seconde moitié de 1942, Józef Ulma hébergea huit juifs dans sa maison.

Les reliques de la famille Ulma remises aux Dominicains par l’archevêque Adam Szal à Przemyśl | DR

Le 24 mars 1944, toute sa famille a été abattue après avoir été dénoncée anonymement aux autorités. Les juifs qui s’y cachaient sont morts avec les Ulma. Dans son exemplaire personnel de la Bible, le futur martyr a marqué deux passages: la parabole du Samaritain miséricordieux, à côté de laquelle il a écrit un mot, «oui» et les paroles de Jésus: «Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense avez-vous? Les collecteurs d’impôts ne font-ils pas de même avec les publicains?» (Mt. 5:46)

Après quelques heures d’attente dans la file de contrôle des passeports à la gare de Przemyśl (est de la Pologne), j’ai embarqué dans le train retardé pour Kiev avec une grande gratitude. La décision spontanée du Père Marek d’emmener les reliques de la famille Ulma à Kiev a été très appréciée. J’y ai vu un signe important pour notre mission dominicaine dans ce pays déchiré par la guerre. Le titre de la retraite que j’ai prêchée était «La vie par l’Evangile».

Le bienheureux Józef Ulma et son épouse Wiktoria ainsi que leurs petits enfants Staś, Basia, Władek, Franuś, Antoś, Marysia et leur septième enfant, mort dans le ventre de sa mère, vivaient de l’Évangile et leur maison devint «une auberge où les méprisés, exclus et frappés par la mort étaient accueillis et soignés. […]

Pour ce geste d’hospitalité et d’attention – en un mot, de miséricorde – qui s’enracinait dans une foi honnête, la famille Ulma et ses enfants ont payé le prix le plus élevé du martyre.» (Extrait de l’homélie du cardinal Marcello Semerarro lors de la béatification de la famille Ulma). Les reliques des bienheureux martyrs de Markowa se sont jointes à nos prières à Kiev le dimanche de la Sainte Famille. Certaines personnes s’approchaient et priaient en silence devant les reliques des «saints de leur quartier».

Je suis très reconnaissant à tous les bienfaiteurs. Grâce à vous et à votre prière, votre amitié, vos offrandes pour la paix dans le monde, à vos souffrances et difficultés de la vie, ainsi que votre soutien financier, nous pouvons faire le bien et aider les personnes dans le besoin. Cette année lorsque j’ai envoyé mes vœux de Noël, j’y ai inclus le titre du livre que j’ai trouvé par hasard dans la bibliothèque du monastère des moniales dominicaines de Święta Anna. Ces mots étaient ceux du cardinal Karol Wojtyła: «Pour que le Christ se serve de nous». C’est ce que je veux vous souhaiter, mes chers frères et sœurs, au début de cette nouvelle année.

Avec gratitude, salutations et demande de prière,

Jarosław Krawiec OP

Kiev, le 14 janvier 2024

Suite
Des immeubles détruits à Kiev suite à des tirs de roquette le 2 janvier | © Jaroslaw Kraviec
15 janvier 2024 | 17:00
par Rédaction

Un dominicain
au cœur de la guerre

Jaroslav Krawiec est un frère dominicain du prieuré de La Mère de Dieu, situé dans le centre de Kiev. Il a envoyé à la rédaction de cath.ch, depuis le 26 février 2022, des «notes d’Ukraine» (en fait des lettres) destinées aux dominicains de Pologne qui racontent le quotidien de la communauté et des habitants de la ville. Avec son autorisation, nous publions ce qui est devenu un journal de bord de la situation vécue à Kiev et dans le pays.

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