Chaque semaine, de nouvelles tombes sont ajoutées dans le champ de mars, un cimetière où sont enterrés les soldats morts au front | © Jaroslaw Krawiec
Dossier

Lettres de Kiev: un dominicain témoigne au cœur de la guerre #26

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Jaroslav Krawiec est un frère dominicain, d’origine polonaise, du prieuré de La Mère de Dieu, situé dans le centre de Kiev. Il envoie à la rédaction de cath.ch, depuis le 26 février 2022, des «notes d’Ukraine» (Les intertitres sont de la rédaction).

Les présidents ukrainien et turc, ainsi que le secrétaire général de l’ONU, ont alerté sur les risques posés par les frappes près de la centrale nucléaire d’Energodar, dans la région ukrainienne de Zaporijjia. Moscou et Kiev s’en renvoient la responsabilité.

Chères sœurs, chers frères,

Je dois admettre que saint Hyacinthe se rapproche de plus en plus de moi chaque année. Je considère mon ministère en Ukraine comme la réalisation de son désir de prêcher l’Évangile sur les rives du Dniepr.

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J’ai eu la grande joie de visiter Rome le Samedi Saint de cette année. Je me suis rendu à la Basilique de Sainte-Sabine, accompagné du Père Alain, le socius du Maître de l’Ordre, et j’ai pu voir la fresque représentant la prise d’habit de saint Hyacinthe. Ces jours-ci, de nombreuses personnes visitant cette église dominicaine de l’Aventin prient pour l’Ukraine, en utilisant souvent des prières spéciales fournies par les frères.

Ce n’est pas une coïncidence si j’ai commencé ma lettre en évoquant saint Hyacinthe, puisque nous avons célébré hier sa fête liturgique. Bien que nous ne soyons que deux à Kiev, le Père Jakub et moi, la messe du soir dans notre chapelle a été suivie par un grand nombre de personnes. Après tout, saint Hyacinthe est aussi le saint patron de cette ville de Kiev!

Bénédiction des épis de blé

La chapelle Saint-Hyacinthe, après la messe de sa fête liturgique | © Oleksandr Kyrylenko

Suivant une ancienne tradition transplantée de Pologne, nous avons béni les épis de blé. Ce geste liturgique exprime notre lien avec le miracle accompli par l’intercession de saint Hyacinthe, lorsque la tempête et la grêle ont détruit la récolte et que les paysans des villages autour de Cracovie sont venus supplier le saint homme de les sauver de la famine. Cette année, la coutume était particulièrement marquante.

En temps de guerre, les gens paient parfois un prix très élevé pour aller chercher la récolte dans les immenses champs d’Ukraine. De nombreux agriculteurs ont perdu la vie ou la santé lorsque les machines ont heurté des mines terrestres ou des munitions laissées par les soldats. Il y a quelque temps, j’ai lu un article sur une telle tragédie à Andriivka. C’est un nom populaire pour les villages en Ukraine, alors j’ai appelé le Père Misha et lui ai demandé si c’était le même Andriivka où il aide les gens depuis des mois, avec le soutien des volontaires de la Maison de Saint-Martin à Fastiv. «Oui, c’est bien celle-là», a-t-il confirmé.

J’ai donc prié hier, par l’intercession de saint Hyacinthe, pour que la récolte de cette année puisse se faire dans les champs d’Ukraine et ne soit pas détruite par les bombes russes et les incendies provoqués par la guerre. J’ai aussi prié pour que le grain puisse voyager en toute sécurité dans le monde entier depuis les ports ukrainiens. Saint Hyacinthe a du pain sur la planche. Ave, florum flos, Hyacinthe… Ave, protector omnium ad te confugientium…

Le Père Misha et les bénévoles de la Maison Saint-Martin à Fastiv | © Jaroslaw Krawiec

Un soldat lourdement blessé

Hier soir, nous avons reçu la visite de prêtres du diocèse de Kamianets-Podilskyi. Ils ont amené un paroissien, un soldat qui a été lourdement blessé au combat. Après des mois de traitement, et bien que les chirurgiens ont réussi à réparer et à renforcer ses mains et ses jambes, écrasées par l’explosion d’une roquette, il a encore un long chemin à faire. Comme tout le groupe a dû parcourir plus de 400 km, ils sont arrivés en retard.

J’ai été très ému lorsque le soldat ne nous a pas laissé simplement quitter sa chambre, mais a d’abord demandé à l’un de ces prêtres une bénédiction et des prières. Quiconque a déjà été malade pendant une longue période sait que ce sont les nuits les plus difficiles. «Il a demandé au prêtre qui priait pour lui: «Que dois-je faire quand ça va vraiment mal?» «Répète simplement: Jésus, Fils de Dieu, aie pitié de moi.» C’est tellement bien que Jésus ait tant de prêtres sages et dévoués en Ukraine qui travaillent pour lui. J’étais également reconnaissant qu’on ne m’ait pas demandé mon avis, car j’aurais probablement dit quelque chose d’intelligent mais superficiel.

Après le petit-déjeuner, j’ai eu une conversation avec la femme du soldat blessé. Elle m’a dit qu’après des mois de séjour à l’hôpital, les soldats et les patients deviennent un peu comme une famille les uns pour les autres. Son mari a même entendu une fois de la part d’un jeune médecin qui l’a soigné à Ternopil: «Hier soir, ma femme et moi avons prié pour toi.» Elle ne cesse de me dire à quel point l’aide humanitaire qui arrive dans les hôpitaux ukrainiens est nécessaire – grâce à elle, les médecins disposent de ressources pour aider à soigner tant de patients blessés et souffrants.

Je lui ai demandé comment elle pouvait continuer dans une telle situation. Elle a répondu: «Nous devons rester forts. Nous avons des enfants. Je m’inquiète seulement pour mon mari, pour qu’il puisse survivre, psychologiquement aussi.» J’espère que sa visite à la clinique neurologique de Kiev, où ils se sont rendus après le petit-déjeuner, l’aidera à retrouver une pleine santé. C’est un homme très courageux qui a sauvé la vie de plusieurs de ses camarades de combat.

Dans ma lettre précédente, j’ai mentionné Nikita de Kharkiv qui a commencé le noviciat dans notre Ordre le 14 août. J’espérais qu’avant la fin de mon séjour en Pologne, je le verrais en habit blanc. Malheureusement, les frères ont été infectés par le Covid-19 et la prise d’habit de cette année a été reportée à demain. C’est un noviciat très inhabituel et «sans habit» pour les Dominicains polonais cette année.

Un festival de musique chrétienne

Sur le chemin de Varsovie à Kiev, je me suis arrêté à Lviv où a débuté samedi dernier le festival de musique «Alive» d’une semaine, organisé par les Dominicains. Il y a un an, grâce à l’énergie du Père Wojciech, un concert de musique chrétienne a été organisé sur l’une des places de Lviv. C’est ainsi que nous avons célébré le 800ème anniversaire de la mort de saint Dominique. Cette année, le Père Wojciech, avec des bénévoles laïcs, a organisé une tournée de concerts pour apporter la Parole de Vie en ces temps difficiles pour l’Ukraine dans les villes de Lviv, Ivano-Frankivsk, Khmelnytskyi, Vinnytsia et Fastiv.

Le festival de musique chrétienne «Alive» organisé par les dominicains a pu se tenir à Lviv | © Jaroslaw Krawiec

Samedi, «Alive» jouera également à Borodyanka, qui est l’une des villes les plus détruites autour de Kiev. Le premier concert a eu lieu dans les nobles murs de la cathédrale de Lviv. Cette année, le festival présente le groupe «Lux Mundi», composé de musiciens de différentes confessions issus de diverses régions d’Ukraine, ainsi que deux chanteuses – Sandra de Zacharpattia et Olga de Khmelnytskyi.

Le Père Oleksandr, qui prêche des conférences pendant le festival, souligne que l’un des objectifs de ses organisateurs est de nous inviter tous à apprendre à voir Dieu dans ce que nous vivons. «Nous croyons que Dieu se tient du côté des faibles et des blessés, nous encourageant à lever les yeux vers lui. Dieu nous guide, et malgré les sacrifices, les pertes et la douleur, il est toujours présent. Il marche avec nous, en suivant le chemin de la croix, de la résurrection et de la victoire», a déclaré le père Oleksandr au journaliste du site catholique Creed.

J’ai passé la nuit à Lviv avec les Pères Paulistes afin de pouvoir rencontrer mon propre frère, le Père Mariusz. Leur prieuré est situé à côté du cimetière Lychakiv et du Champ de Mars. Actuellement, c’est un lieu de sépulture pour les soldats morts ces derniers mois, mais d’autres ont été enterrés ici dans le passé: Des soldats autrichiens morts pendant la Première Guerre mondiale et, plus tard, des soldats de l’armée soviétique et du NKVD.

Le champ de mars

Dimanche matin, le Champ de Mars était enveloppé dans les restes du brouillard nocturne, et les rangées de tombes fraîches ressemblaient à des rangées de soldats sur le point de commencer une parade. Chaque semaine, de nouvelles tombes sont ajoutées. J’ai pu en compter plus d’une centaine. Dans l’une des tombes, il y a quelques jours, le lieutenant Yuri Strelcov, âgé de vingt-cinq ans, a été enterré. Il est mort à Zaporizhzhia le 6 août.

Les tombes de soldats, parfois très jeunes, morts au combat | © Jaroslaw Krawiec

En allant visiter le prieuré de nos frères à Lviv, j’ai garé ma voiture devant le bâtiment l’évêché. Le concierge du bâtiment a voulu me faire remarquer que j’avais des chaussures sales. «Je suis en route pour le Champ de Mars», ai-je tenté d’expliquer. «Il y a quelque temps, sur le mur qui sépare cet endroit du cimetière Lychakiv» – le concierge m’a raconté l’histoire – «il y avait un grand panneau en russe: «Au milieu de la planète, parmi les nuages orageux, ils sont morts et regardent vers le ciel, croyant à la sagesse des vivants». Tous ceux qui prenaient le tramway pouvaient voir ces mots. Même les mères des enfants de l’hôpital pour enfants, toujours situé en face du Champ de Mars.»

Sur le chemin de Kiev, je suis passé devant Fastiv. Les Pères Misha et Pawel étaient assis dans la salle communautaire avec le Père Ruslan, le recteur du séminaire pour le diocèse de Kiev et Zhytomyr. Ruslan venait de rentrer des Carpates où il a accompagné un groupe de réfugiés qui ont trouvé refuge dans la Maison de Saint-Martin de Porres à Fastiv. Bien que l’été soit encore chaud, j’ai parlé avec le père Misha de l’hiver à venir.

Ce sera certainement une période difficile pour les personnes dont les maisons ont été détruites par la guerre. Les logements temporaires remplissent leur rôle en été mais ne peuvent pas protéger les gens du gel et de la neige. «C’est un grand défi pour nous», souligne le Père Misha. «Nous devons aider le plus grand nombre possible de personnes à survivre à l’hiver, ceux que nous aidons déjà ainsi que ceux qui viendront à nous de l’est et du sud du pays.»

Au cours des trois derniers jours, j’ai écouté la retraite en ligne prêchée à la basilique de la Sainte-Trinité à Cracovie par les Pères Timothy Radcliffe et Lukasz Popko. Leurs paroles sont pleines de sagesse, et je les respecte et les apprécie personnellement. Ils ont parlé, entre autres, du fait que nous aimons ce qui est particulier et spécifique et que nous détestons ce qui est abstrait et général. Il y a beaucoup de sagesse dans ces paroles.

Ils me rappellent la femme qui vit dans un des villages près de Kiev et qui m’a raconté l’histoire du soldat russe qui a dû se cacher dans sa maison parce qu’il refusait de tirer sur les soldats ukrainiens et qu’elle nourrissait avec du bortsch. Je me suis demandé dans quelle mesure ce que les Pères Timothy et Lukasz disaient pouvait être utile aux familles et aux nations divisées par la guerre.

Avec mes salutations et mes prières, et avec une grande gratitude pour le souvenir de l’Ukraine,

Jarosław Krawiec OP,

Kyiv, le 18 août, 17h

Suite
Chaque semaine, de nouvelles tombes sont ajoutées dans le champ de mars, un cimetière où sont enterrés les soldats morts au front | © Jaroslaw Krawiec
19 août 2022 | 16:29
par Bernard Hallet

Un dominicain
au cœur de la guerre

Jaroslav Krawiec est un frère dominicain du prieuré de La Mère de Dieu, situé dans le centre de Kiev. Il a envoyé à la rédaction de cath.ch, depuis le 26 février 2022, des «notes d’Ukraine» (en fait des lettres) destinées aux dominicains de Pologne qui racontent le quotidien de la communauté et des habitants de la ville. Avec son autorisation, nous publions ce qui est devenu un journal de bord de la situation vécue à Kiev et dans le pays.

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