"Alors que nous approchions de Borodyanka (photo), au nord-est de Kiev, nous avons vu davantage de destruction." | © Jaroslav Krawiec
Dossier

Lettres de Kiev: un dominicain témoigne au cœur de la guerre #20

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Jaroslav Krawiec est un frère dominicain, d’origine polonaise, du prieuré de La Mère de Dieu, situé dans le centre de Kiev. Il envoie à la rédaction de cath.ch, depuis le 26 février 2022, des «notes d’Ukraine» (Les intertitres sont de la rédaction).

Ce jeudi 5 mai, les combats continuaient à Marioupol selon Kiev. La Russie «essaie d’anéantir» les derniers défenseurs du site, affirme Kiev. Les troupes de Moscou ont «repris l’offensive avec le soutien d’avions pour prendre le contrôle de l’usine», indique l’armée ukrainienne. La Commission européenne propose un embargo sur les produits pétroliers russes.

Chères Sœurs, chers Frères,

«Père, l’alarme de raid aérien retentit depuis plus de deux heures. Es-tu dans l’abri?» Au moment où je commençais à écrire, j’ai reçu ce message de Vera, de la maison de Saint-Martin à Fastiv.

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Ce soir, comme hier, l’annonce du raid aérien a couvert presque tout le pays; les nouvelles ont fait état de multiples attaques à la roquette dans différentes villes d’Ukraine. Bien que les attaques visent principalement les voies ferrées et les lieux stratégiques, nous savons tous que ces roquettes n’atteignent pas toujours leurs cibles. La veille de mon retour à Kiev, l’une des roquettes a détruit un immeuble d’habitation récemment achevé à proximité de notre prieuré.

Le Père Peter, qui travaillait dans le jardin à ce moment-là, a pu entendre clairement le bruit des missiles, puis de fortes explosions. Au même moment, il y a eu une attaque sur Fastiv. Heureusement, les roquettes ont frappé un peu plus loin de leur prieuré. «Si l’explosion avait été un peu plus forte, dit le père Misha, tous les vitraux des fenêtres de l’église auraient certainement été détruits.»

De nombreuses villes en ruines

Soixante-dix jours de guerre se sont écoulés. Cette guerre a transformé de nombreuses villes ukrainiennes en ruines, a fait des millions de sans-abri et a volé la vie et la santé de milliers de personnes. Jusqu’à récemment, je n’aurais jamais pensé que je suivrais la génération de mes grands-parents, qui divisaient leur temps en «avant la guerre» et «pendant la guerre». On aimerait écrire «après la guerre».

«Nous avons visité des villages ou plus de 70 à 80% des bâtiments ont été détruits» | © Jaroslav Kraviec

Longue pause

Je me remets à écrire des lettres d’Ukraine après une longue pause. J’hésitais, je ne savais pas si c’était nécessaire ou si nous étions tous déjà trop fatigués de ce qui se passe ici. Cependant, de nombreuses personnes m’ont encouragée à ne pas abandonner l’écriture.

Bien que la situation soit déjà bien différente de ce qu’elle était il y a un mois, la guerre continue et nous surprend toujours, provoquant la réflexion, la prière, l’aide, ou même la présence les uns pour les autres.

Je suis rentré en Ukraine vendredi. Le passage de la frontière n’a pas pris beaucoup de temps. Le trafic dans les deux sens est beaucoup plus léger qu’avant la guerre, sauf évidemment pour ceux qui profitent de l’opportunité offerte par les codes d’importation ukrainiens plus cléments pour faire venir des voitures d’Europe occidentale. Apparemment, ils attendent du côté polonais jusqu’à deux jours. Les tentes qui avaient été utilisées très récemment par des bénévoles pour distribuer de la nourriture aux réfugiés étaient vides.

«La guerre continue et nous surprend toujours, provoquant la réflexion, la prière, l’aide, ou même la présence les uns pour les autres.»

Le trajet entre la frontière polonaise et Fastiv prend toute la journée car il faut parcourir près de 600 km. Les postes de contrôle, qui jusqu’à récemment ralentissaient sérieusement la circulation en Ukraine occidentale, ont disparu. Si ce n’était des véhicules militaires que je croise de temps en temps, on pourrait oublier qu’il y a une guerre. Le problème le plus grave pour voyager est le manque de carburant. En raison des dommages de guerre et de la coupure des livraisons en provenance de Russie et de Biélorussie, remplir le réservoir relève aujourd’hui de l’exploit. La plupart des stations sont fermées. Certaines ne proposent qu’un seul type de carburant. Et si vous parvenez à trouver la station qui a ce dont vous avez besoin, vous devez faire une longue queue pour pouvoir acheter 20 ou parfois seulement 10 litres d’essence.

Les mines antipersonnel, véritable malédiction

Sur la dernière partie du trajet, j’ai traversé des zones qui étaient récemment occupées ou ciblées par l’armée russe. Il faisait sombre, et tout semblait très vide. Parfois, j’ai eu un sentiment étrange, sinistre, surtout en conduisant à travers les bois. Ils disent que des personnages suspects errent toujours parmi eux. J’ai eu de la chance de ne pas avoir à m’arrêter et à sortir de la voiture, car lorsque j’ai pris le même chemin hier, je suis passé devant un groupe d’ingénieurs de l’armée qui vérifiaient le bord de la route. Les mines antipersonnel sont désormais une véritable malédiction pour les habitants des villages et des villes autour de Kiev. Ces «souvenirs» laissés par les Russes ont déjà privé de vie des dizaines de personnes.

Je suis arrivé à Fastiv après le couvre-feu. Heureusement, les hommes qui gardaient l’entrée de la ville se sont montrés très compréhensifs et, après m’avoir fait comprendre que je ne devais pas être ici à cette heure-là, ils m’ont dit: «Continuez, mon Père; ce n’est pas comme si vous deviez attendre ici jusqu’au matin.»

Le samedi, après la prière, le petit-déjeuner et le briefing matinal au cours duquel le Père Misha attribue les tâches aux volontaires, nous avons apporté les fournitures humanitaires aux villages situés au nord de Fastiv. Certains d’entre eux ont été sous le feu de l’armée russe, d’autres ont été occupés. Bien que cela fasse déjà un mois que les agresseurs soient partis, ces endroits sont toujours aussi horribles. Nous avons visité des villages où plus de 70 à 80% des bâtiments ont été détruits.

Le Père Misha et des bénévoles distribuent de l’aide humanitaire aux habitant des petits villages situés au nord de Fastiv | © Jaroslav Kraviec

Certains habitants qui ont réussi à s’échapper rentrent maintenant chez eux. Évidemment, s’il reste quelque chose d’habitable. D’autres ne sont jamais partis. Nous nous sommes arrêtés à Andriivka, un village sur la route de Makariv à Borodyanka. Le Père Misha et ses volontaires de Saint-Martins y sont déjà allés plusieurs fois auparavant. Nous avons parlé à Vitaly, qui gère un kiosque et qui distribue des fournitures humanitaires. Il nous a raconté ce qui s’est passé là-bas il y a deux semaines. Il a désigné le bâtiment de l’école: «Une douzaine de femmes avec des enfants étaient là. Les Russes les ont emmenés quelque part. Nous ne savons pas ce qui leur est arrivé et où ils sont maintenant».

Il nous a raconté que lorsque les soldats sont entrés dans le village, ils fouillaient les maisons porte à porte, à la recherche des nazis et des Banderites (membres d’une organisation de droite des années 1940). D’autres personnes qui ont survécu à l’occupation parlent aussi de cela. Parmi elles, Natalia, qui vit maintenant dans notre prieuré à Kiev, avec ses parents âgés et malades. Avant de venir chez nous, elle a passé deux semaines dans un petit village près de Bucha qui était sous contrôle russe. «D’abord, ils cherchaient les nazis, puis les suivants sont venus et ont volé nos affaires. Ils prenaient de la nourriture et tout ce qu’ils voulaient. Ils ont volé ma voiture garée devant la maison. Ils sont simplement partis en voiture.» Pendant tout ce temps, j’essaie de comprendre, comment ces soldats russes peuvent-ils vraiment croire qu’ils libèrent l’Ukraine du nazisme? Ou peut-être qu’ils ne font que justifier leurs propres actions? Je ne sais pas.

Nous sommes allés dans un autre village. Novyi Korohod n’a pas l’air d’avoir été sérieusement endommagé. Cependant, il a été occupé par les Russes. Le Père Misha a distribué plus de fournitures humanitaires. Ce village a été créé en 1986 pour les personnes qui ont dû se réinstaller après [l’explosion de la centrale nucléaire de] Chernobyl. La maire de la ville nous a accueillis chaleureusement.

«Lorsque nous lui avons demandé ce dont ils avaient besoin, elle a répondu simplement: ‘La paix et la vie.’»

Elle nous a parlé de son fils qui veut aller se battre à la guerre. «Mais j’ai besoin de lui ici», dit-elle. «Quand les Russes étaient ici, il a aidé tant de nos gens; il allait si souvent de maison en maison chaque fois que quelque chose devait être fait ou que quelqu’un avait besoin de quelque chose.» Elle a raison; se battre avec une arme à feu n’est pas la seule façon de se battre à la guerre. Lorsque nous lui avons demandé ce dont ils avaient besoin, elle a répondu simplement: «La paix et la vie.»

Alors que nous approchions de Borodyanka, nous avons vu davantage de destruction. Dans le village voisin, les chars russes se tenaient entre les maisons. Nous sommes allés dans l’une des maisons pour apporter de la nourriture. Un couple de personnes âgées vit ici. La vieille dame était absente. Son mari est aveugle et a les jambes amputées. Il a reconnu le Père Misha et les volontaires à leur voix. Dans le salon, il élève de petits poulets dans un petit panier.

Dans un village voisin de Borodyanka, un habitant aveugle, amputé des deux jambes reçoit la visite du Père Misha | © Jarosalv Kraviec

C’est une nouvelle génération car les Russes ont volé et mangé les poulets que le couple avait avant. Le vieil homme était très heureux de la radio que les volontaires lui ont donnée lors de la visite précédente. Elle fonctionne toute la journée. Au moment de partir, nous lui avons posé la traditionnelle question de savoir s’il avait besoin de quelque chose. Le vieil homme malade a répondu avec un visage très sérieux: «Je ne demande pas grand-chose; apportez-moi des cigarettes, s’il vous plaît.» C’était très émouvant; on lui a immédiatement donné les cigarettes.

Nous sommes arrivés à Borodyanka. Cette ville voisine de Hostomel, Bucha, et Irpin a été presque complètement détruite. Le monde entier a pu voir les photos des immeubles d’habitation démolis par les bombes. Devant l’un d’eux se trouve un monument de Taras Shevchenko, l’un des plus importants poètes ukrainiens. Les forces d’attaque n’ont pas pu détruire le monument, bien que l’on puisse y voir des impacts de balles. Une pancarte a été laissée sur place avec quelques lignes du poème écrit en prison:

Le monument dédié au poète Taras Shevchenko que les soldats russes n’ont pas pu détruire | © Jaroslav Kraviec

Aime ton Ukraine.
Aime-la…
En des temps féroces,
dans la dernière minute difficile,
priez le Seigneur
pour elle!
(traduction par Yuri Zoria)

Samedi prochain, à Fastiv, le frère Igor Selishchev sera ordonné prêtre. Igor est originaire de Donetsk. Il vient de terminer ses études et sa formation à Cracovie et est venu à Fastiv lorsque la guerre a commencé. Veuillez prier pour lui. Le don de la prêtrise qu’il recevra en un temps très éprouvant, à la fois pour l’Ukraine et pour le monde entier.

Le don du sacerdoce qu’il recevra dans une période très éprouvante, tant pour l’Ukraine que pour nous tous, est un véritable signe d’espoir.

Je vous salue très chaleureusement et demande votre prière.

Jarosław Krawiec OP,

Kyiv, Jeudi 5 mai, 12h30

Suite
«Alors que nous approchions de Borodyanka (photo), au nord-est de Kiev, nous avons vu davantage de destruction.» | © Jaroslav Krawiec
5 mai 2022 | 17:00
par Bernard Hallet

Un dominicain
au cœur de la guerre

Jaroslav Krawiec est un frère dominicain du prieuré de La Mère de Dieu, situé dans le centre de Kiev. Il a envoyé à la rédaction de cath.ch, depuis le 26 février 2022, des «notes d’Ukraine» (en fait des lettres) destinées aux dominicains de Pologne qui racontent le quotidien de la communauté et des habitants de la ville. Avec son autorisation, nous publions ce qui est devenu un journal de bord de la situation vécue à Kiev et dans le pays.

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