Kiev, le 26 février, est quasi déserte. Beaucoup d'habitants ont déjà fui la ville dès le début de la guerre, deux jours plus tôt | © Keystone/EPA/ZURAB KURTSIKIDZE
Dossier

Lettres de Kiev: un dominicain témoigne au cœur de la guerre #1

3 mars 2022 | 18:31
par Bernard Hallet
Dominicains (90), guerre (419), Kiev (71), Lettres (37), Ukraine (628)
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Jaroslav Krawiec est un frère dominicain du prieuré de La Mère de Dieu, situé dans le centre de Kiev. Il a envoyé à la rédaction de cath.ch, depuis le 26 février 2022, des «notes d’Ukraine» (en fait des lettres) destinées aux dominicains de Pologne qui racontent le quotidien de la communauté et des habitants de la ville. Avec son autorisation, nous publions ce qui est devenu un journal de bord de la situation vécue à Kiev (les intertitres sont de la rédaction).

Le 26 février, au troisième jour de la guerre, la mairie de Kiev a instauré samedi un couvre-feu à partir de 17 h jusqu’à lundi 8 h. «Toutes les personnes se trouvant dans la rue pendant cette période-là «seront considérées comme des membres des groupes de saboteurs ennemis», a ajouté la mairie. Les combats se déroulent aux alentours de Kiev. L’Europe tergiverse encore sur les sanctions économiques à adopter contre Vladimir Poutine. L’Allemagne et l’Italie notamment bloquent l’adoption de mesures sévères contre la Russie, alors que plus de 50’000 Ukrainiens ont fui leur pays en moins de 48 heures, selon les Nations unies.

Chères sœurs et chers frères,

Je reviens du shopping – j’ai réussi à trouver un marché encore ouvert dans mon quartier, malgré le fait que presque tout est fermé à Kiev. Maintenant je peux m’asseoir et essayer de décrire ce qui se passe autour de nous.

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La nuit s’annonçait difficile et dangereuse dans la capitale de l’Ukraine. Heureusement, les avertissements concernant d’éventuels bombardements massifs ne se sont pas concrétisés, bien que dans certains quartiers de la ville, il y ait eu des combats sporadiques avec l’utilisation d’équipements lourds ainsi que des fusillades dans les rues. De nombreux combats ont eu lieu dans les environs de Kiev, notamment dans la région de Vasylkiv, qui se trouve dans la direction de Fastiv. Alors que nous terminions notre prière du matin, nous avons été informés que la ville était déjà «dégagée» et que l’ennemi avait été repoussé. Nous pouvons entendre maintenant, alors que je suis assis devant l’ordinateur, des explosions lointaines occasionnelles.

Des kits médicaux

Ce matin et toute la journée, le temps est très ensoleillé, ce qui invite les gens à sortir de chez eux, bien que les promenades ne soient pas recommandées en raison de la possibilité de se retrouver sous le feu. Si toutefois quelque chose d’important doit être fait, il faut agir. Les frères Oleksandr et Thomas sont partis dans la matinée pour donner leur sang. Si nous parvenons à nous rendre au centre-ville et à la cathédrale, nous irons chercher les kits médicaux que l’évêché distribue aux prêtres. Malheureusement, bien que nous ayons un médecin parmi les personnes qui restent avec nous, nous n’avons pas beaucoup de fournitures médicales si elles deviennent nécessaires.

On peut encore voir des gens dans les rues de Kiev. Beaucoup d’entre eux portent des armes – ils contrôlent les documents, surtout ceux des hommes, et ils contrôlent aussi les voitures. En allant au magasin, j’ai passé un de ces points de contrôle. Il y a des femmes parmi les défenseurs de Kiev – à mon poste de contrôle, j’ai vu une belle et jeune Ukrainienne avec une arme d’assaut sur l’épaule. Par contre, j’ai été contrôlé par un homme plus âgé et barbu. Le passeport polonais ne suscite aucun soupçon dans la situation actuelle, plutôt de la sympathie.

La vie en sous-sol

Le réseau du métro a été transformé en abri et ne fonctionne que pendant une très courte période de la journée. Pour l’instant, nous avons encore des moyens de communication (téléphone et Internet), de l’eau, de la lumière et du gaz naturel. Certains d’entre nous, dont moi, ont passé la nuit dans le sous-sol. Notre prieuré a deux sous-sols qui servent également d’espace de ministère, donc le niveau de vie n’est pas mauvais. En ce moment, l’un des sous-sols est réservé aux femmes qui restent avec nous, et l’autre à nous et à d’autres hommes. Près de vingt personnes ont demandé la possibilité de séjourner temporairement chez nous parce que leur logement habituel est situé dans les quartiers dangereux de la ville, ou qu’elles vivent seules, ou encore que leurs immeubles n’ont pas accès à des sous-sols ou à des abris. Vous pouvez donc constater que notre «communauté de guerre» a considérablement augmenté.

Situation difficile à Fastiv

Il y a eu des fusillades dans les rues de Fastiv (au sud-ouest de Kiev, ndlr) la nuit dernière, dont certaines non loin de notre prieuré; les forces ukrainiennes locales avaient affaire à des saboteurs russes. Pour cette raison, un certain nombre de personnes ont cherché refuge dans la chapelle sous l’église. Le Père Misha reste en contact avec les autorités locales qui essaient d’assurer la sécurité de notre quartier autant qu’elles le peuvent. Ils savent très bien que la Maison de Saint Martin est un foyer temporaire pour de nombreuses personnes, dont des enfants, qui tentent de se cacher du danger.

Un groupe de trente enfants de Mariupol est parti hier pour la Pologne. Ils y seront accueillis par l’une des paroisses. Nous avons cependant reçu trente autres enfants de la région de Donetsk Oblast. Le plus jeune de ces enfants est David, âgé de seize jours seulement, et il vient du village de Zaitseve (Zhovanka), près de Bachmut dans l’Oblast de Donetsk. Fastiv est également devenu un refuge pour les personnes fuyant Kiev. Parmi eux, il y a un médecin étranger et un instructeur de première intervention de la Croix-Rouge ; ils profitent maintenant de l’occasion pour former des personnes au Centre de Saint Martin. Les frères et sœurs se portent bien. Si la situation le permet et que nous pouvons nous rendre en voiture à Fastiv en toute sécurité, j’essaierai dès que possible de rendre visite aux frères et de livrer les colis sanitaires qui sont restés coincés avec nous à Kiev il y a quelques jours. Il est toutefois difficile de prévoir quand et si cela sera possible.

Des nouvelles de l’ouest

Le père Ireneusz et un groupe de paroissiens ont quitté Kharkiv hier pour se rendre à Yazlovets (non loin de Chortkiv, en Ukraine occidentale). Ils sont arrivés sains et saufs, et prévoient maintenant de continuer vers Zakarpattia. Je viens de parler il y a un instant avec notre frère l’évêque Nicholas. Il envoie ses meilleurs vœux. Il prie beaucoup pour la paix – hier, ils ont passé la moitié de la nuit à une veillée à la cathédrale. Il prépare aussi des lieux pour accueillir les réfugiés de guerre. Il a l’intention d’écrire une lettre à son diocèse pour lui demander de faire preuve de gentillesse en acceptant les réfugiés chez eux. Jusqu’à présent, il n’y a pas eu de combats à Zakarpattia.

Lviv est relativement calme, bien que l’on puisse entendre des sirènes dans la nuit avertissant d’éventuelles attaques. Le soir, les rues semblent vides, ce qui pour Lviv est quelque chose de tout à fait anormal. Chortkiv est également paisible. J’ai parlé au Père Julian Różycki qui se rendait justement à l’église pour célébrer sa messe de midi, et il m’a dit qu’il y avait nettement moins de monde dans les rues, et que de nombreux magasins étaient fermés. A Khmelnytskyi (dans l’ouest, ndlr), c’est la paix. Le Père Włodzimierz a réussi à revenir à Khmelnytskyi de ses vacances en Pologne, bien que le voyage ait pris beaucoup de temps ; il est parti avant le début de la guerre. Le Père Jakub dit que beaucoup de gens se portent volontaires dans l’armée pour défendre leur pays, y compris certains jeunes hommes de notre paroisse.

Nous sommes très reconnaissants pour vos prières, pour tous les mots de soutien et de solidarité. Nous essayons de répondre, mais il n’est pas toujours possible de suivre le nombre de courriels, d’informations et d’appels téléphoniques. Nous sommes très reconnaissants que vous soyez avec nous et que vous aidiez l’Ukraine de tant de façons, y compris matériellement. L’état de nos comptes bancaires est un grand signe de votre compassion et de votre générosité. Les moyens que vous envoyez sont très utiles : nous pouvons faire des achats pour toutes les personnes qui restent avec nous car les cartes de crédit fonctionnent encore. C’est une chose très banale, mais en ce moment très importante. Vous offrez du bien aux personnes qui se sont retrouvées dans la guerre. S’il vous plaît, aidez autant que vous le pouvez tous les Ukrainiens qui se sont échappés en Pologne. L’Ukraine n’autorise pas les hommes en âge d’être militaires à quitter le pays. Les femmes restées seules, surtout celles qui ont des enfants, ont besoin de votre aide.

Nous vous envoyons nos salutations les plus chaleureuses à tous, et nous demandons la protection de la Protectrice de notre Ordre, Saint Hyacinthe, et de Saint Michel Archange qui est le patron du Vicariat Dominicain d’Ukraine.

Jarosław Krawiec OP,

Kyiv, 26 février 2022, midi

Jaroslav Krawiec
Jaroslav Krawiec est âgé de 43 ans. Il est né à Wrocław, en Pologne. Il est actuellement à Kiev depuis presque 2 ans, mais avant cela, avec une pause en Pologne, il a servi en Ukraine pendant six ans. En Pologne, il a aussi fait du travail pastoral avec des immigrants ukrainiens à Varsovie. Il a rejoint l’Ordre des Prêcheurs en 2000 et a été ordonné prêtre en décembre 2004. Jaroslav Krawiec a un frère qui est également prêtre et qui travaille aussi à Lviv, en Ukraine. Il appartient à la congrégation de la Société de Saint-Paul. BH

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Kiev, le 26 février, est quasi déserte. Beaucoup d'habitants ont déjà fui la ville dès le début de la guerre, deux jours plus tôt | © Keystone/EPA/ZURAB KURTSIKIDZE
3 mars 2022 | 18:31
par Bernard Hallet

Un dominicain
au cœur de la guerre

Jaroslav Krawiec est un frère dominicain du prieuré de La Mère de Dieu, situé dans le centre de Kiev. Il a envoyé à la rédaction de cath.ch, depuis le 26 février 2022, des «notes d’Ukraine» (en fait des lettres) destinées aux dominicains de Pologne qui racontent le quotidien de la communauté et des habitants de la ville. Avec son autorisation, nous publions ce qui est devenu un journal de bord de la situation vécue à Kiev et dans le pays.

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